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condamné le poète dramatique au rôle d’amuseur public, et s’il a quelque chose à dire ou quelque conseil à donner, la seule obligation qu’il ait, c’est d’en imaginer des moyens aussi dramatiques, émouvans, et nouveaux au besoin, que topiques ou démonstratifs. De ce que l’on ne saurait dire que la tragédie ou la comédie doivent prouver quelque chose, il ne suit pas du tout qu’elles ne puissent rien enseigner. Mais de plus et surtout, en reprochant à Voltaire ce qu’il a mis dans son théâtre d’intentions ou, si l’on veut, de prétentions à la philosophie, on ne fait pas attention qu’on lui reproche précisément ce qu’il y a mis de plus personnel, de plus intéressant et de plus dramatique. La philosophie de Voltaire a été la grande raison de ses succès d’auteur dramatique, le principe même de ses innovations et la source de son pathétique.

Je ne puis m’empêcher en effet d’être frappé, dans la tragédie de Corneille, dans celle même de Racine et, — puisqu’on lui faisait alors l’honneur de le nommer après eux, — dans la tragédie de Crébillon, d’un caractère non précisément d’insensibilité, mais tout au moins d’indifférence pour le malheur de leurs personnages. Il suffit de rappeler en deux mots le froid et inutile étalage d’horreurs où s’est complu, dans ses mélodrames durement versifiés, l’auteur d’Atrée et de Rhadamiste. Mais, en vérité, notre bon vieux Corneille, ce bon époux et ce bon père, ne semble pas plus ému de l’épouvantable catastrophe de sa Rodogune que le sensible, le délicat et l’élégant Racine de celle de son Bajazet ou de son Athalie. Est-ce parce que les tueries se font dans la coulisse ? Craignent-ils peut-être, s’ils traitaient eux-mêmes leurs fictions comme des réalités, s’ils en prenaient sérieusement leur part, de faire d’un plaisir une peine, et de l’illusion dramatique une véritable souffrance ? Ou bien encore croient-ils que la légende et l’histoire, en les certifiant, légalisent tous les crimes, et que le temps ou la distance, en les prescrivant, les excusent ? Mais toujours est-il qu’avec autant de sang-froid que Cléopâtre assassine un de ses fils et empoisonne l’autre, avec autant de résolution Roxane étrangle Bajazet, et avec aussi peu de scrupules Joad attire Athalie dans le plus odieux guet-apens. Aux yeux de Corneille et de Racine, ce qui s’est passé s’est passé. S’il eût pu ou s’il eût dû se passer autrement, ils n’en font point, pour eux, leur affaire, et à peine même paraît-il qu’ils en portent un jugement moral, comme si