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ce métier n’était point le leur, mais celui des historiens ou des prédicateurs. Et quant à cette sensibilité naturelle qu’émeut en nous, selon le mot d’Aristote, « le spectacle ou la nouvelle de la mort d’un homme quel qu’il soit, » bien éloignés de s’en faire un mérite, et moins encore une vertu, ils répugnent à s’en servir, comme étant un moyen vulgaire ; ils s’en défendent comme d’une faiblesse, et ils s’en moquent enfin chez les autres comme d’un ridicule :


Lors le richard en larmoyant lui dit :
Je pleure, hélas ! sur ce pauvre Holopherne,
Si méchamment mis à mort par Judith.


Voici cependant que, vers la fin du siècle, sous des influences qu’il serait long et difficile de démêler, cette dureté janséniste commence de s’amollir, et une veine de sensibilité s’insinue dans l’esprit français. Cette Judith même, avec sa « scène des mouchoirs, » en est un premier signe, et, pour ne parler ici que du théâtre, l’Amasis de Lagrange-Chancel, quelques années plus tard, et en 1723, l’Inès de Castro de La Motte-Houdard en sont d’autres. On remarquera, comme un détail curieux, qu’ayant assez mal parlé d’Inès de Castro quand elle était encore dans sa nouveauté, Voltaire, d’année en année, s’il ne l’admira point, la loua davantage, à mesure que ses propres pièces l’engageaient lui-même dans la voie que La Motte avait ouverte. Le succès de Zaïre enfin, en 1732, acheva de l’éclairer, et quatre ans après, en 1736, le succès d’Alzire. « On trouvera dans presque tous mes écrits, disait-il en 1736, et c’était justement dans le Discours préliminaire d’Alzire, cette humanité qui doit être le premier caractère d’un être pensant ; on y verra, si j’ose m’exprimer ainsi, le désir du bonheur des hommes, la haine de l’injustice et de l’oppression. » Il a raison, et voilà bien l’âme de sa tragédie. Comme il a jadis commencé par refaire l’Œdipe de Corneille, il pourra donc bien, après l’Athalie de Racine, faire, aussi lui, dans Mérope, sa tragédie sans amour. Il pourra bien l’une après l’autre, irrité qu’il est de se voir à la cour préférer Crébillon, refaire les pièces du vieux tragique : Sémiramis, Rome sauvée, Oreste, le Triumvirat. Mais dans Sémiramis même, il trouvera le moyen d’introduire ce « désir du bonheur des hommes, » dans Mérope cette « haine de l’injustice, » et l’ « humanité » sera l’inspiratrice de ses sujets préférés ;