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masque est fermé tout entier, c’est encore un indice, le plus accusateur quoique le moins défini. Les trois femmes, dont nous allons regarder les portraits, sont trois mystères.


IV. — A BRESCIA. — TULLIA D’ARAGON[1]

Quand on erre dans les rues mortes de Brescia, il arrive qu’on débouche sur une petite place déserte, vétusté, moisie, où une grande statue de bronze figurant un artiste, barrette en tête et palette en main, annonce que la ville s’enorgueillit de quelque porte-pinceau célèbre. C’est Bonvicino, dit le Moretto. Il semble, depuis un temps infini, être Je seul hôte de cette place où l’herbe pousse entre les pavés, où les heures semblent se traîner plus lentement qu’ailleurs et les ombres tourner moins vite. Il y a, là, des iris jaunes que personne ne regarde, une fontaine où personne ne boit, une vieille église où personne ne prie et un musée que personne ne visite. On y entre, pourtant, quand on est un passant, étranger, et las des choses que trop de regards ont usées. C’est un palais massif, ennuyé, désert, plein de silence, d’apparence ruineuse et caduque : un de ces palais italiens construits jadis pour des familles nombreuses et exubérantes, demeurés tels lorsque les familles se sont réduites et les vies recroquevillées. Il a été laissé à la ville par son dernier propriétaire, le comte Martinengo, avec une collection de toiles qu’il contenait, de Moretto pour la plupart, qui ne sont pas toutes des chefs-d’œuvre, et des tableaux modernes, qui sont exécrables.

A cela est venue s’ajouter la collection léguée par le comte Tosio qui habitait la même ville et le même quartier. On imagine le pieux souci du gentilhomme, qui n’occupe plus qu’un coin de sa vieille demeure, appelant pour la remplir les ombres glorieuses des temps heureux de la cité. On comprend qu’il s’agit, là, d’une œuvre de piété civique, et l’on se résigne, tout de suite, à n’y rien éprouver d’impérieux. Pourtant, parmi toutes ces scènes trop prévues de sainteté, ces Pèlerins d’Emmaüs qui

  1. Portrait présumé de Tullia d’Aragon : la femme demi-grandeur nature vue de trois quarts jusqu’à mi-corps, tenant un sceptre et s’appuyant sur une pierre où on lit quæ sacru ioanis caput saltando obtinuit, par Alessandro Bonvicino, dit le Moretto, à la galerie Martinengo, à Brescia. Cf. les belles études de M. Guido Biagi, Un’ etèra romana. Florence, 1897 et Men and Manners of old Florence. Londres, 1909.