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C’est au second étage, à l’angle marqué aujourd’hui par le groupe en marbre de Cacus, que fut installée Eléonore de Tolède, dans quatre chambres qu’on voit encore, mais beaucoup plus ornées qu’elle ne les a connues : une sorte de salle à manger avec deux fenêtres sur le midi, du côté où sont maintenant les Uffizi et deux fenêtres sur la cour intérieure, puis un cabinet de travail formant angle, avec une fenêtre au midi sur les Uffizi, et une fenêtre au couchant sur la place, devant la loggia dei Lanzi, enfin une chambre à coucher, avec une fenêtre sur la place. Toutes ces pièces se commandent comme il était d’usage alors. Cet étroit réduit fait plus songer à un cachot qu’à un appartement princier. Il n’est un peu éclairé que quelques heures par jour, quand le soleil baisse. Encore faut-il grimper plusieurs marches pour se mettre à la fenêtre et voir quelque chose du dehors.

En se retournant, il est vrai qu’on a vue sur la cour intérieure, mais c’était une triste chose à regarder que ce large puits d’air, où l’on ne voyait alors ni les peintures, ni la vasque et le délicieux enfant au dauphin de Verrocchio, ni les manchons de stuc qui habillent les colonnes de leurs délicates arabesques. C’était un trou nu et noir. Voilà les cellules où Eléonore de Tolède a vécu ses années de jeunesse et où il faut chercher la trace de ses pas. On imagine sans peine sa haute silhouette blanche du portrait des Uffizi errant sur ce fond noir, dans ce palais rempli de sanglans souvenirs, sinistre à ce point que, pendant plusieurs siècles, jamais on n’avait eu l’idée d’y loger une seule femme.

Dans les longues journées de solitude où les seules distractions étaient d’écouter les facéties du nain, ou de grimper à la fenêtre et de guetter les jeux brutaux des lansquenets établis sous la loggia, la pieuse duchesse dut souvent, bien souvent, regarder les trois bas-reliefs placés en face d’elle, presque à son niveau, sur le front de la loggia, les statues de Jacopo di Piero. C’est la Foi avec son calice, l’Espérance avec un geste vers le ciel, la Charité avec sa flamme de pierre dans sa main et, sur ses genoux, un enfant qu’elle allaite. Patinées par le temps, toutes grises aujourd’hui, ces trois figures, vieillies dans le ciel, en compagnie des oiseaux et des cloches, étaient blanches alors comme la blanche Espagnole elle-même. Et quand Eléonore de Tolède quittait sa fenêtre, il devait sembler aux gens du triste donjon