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s’embarquer à Dunkerque sur la petite escadre de Jean Bart, l’ancien pêcheur devenu célèbre par ses abordages et la destruction d’une flotte anglaise. Le Roi, en récompense de ses éclatans services de mer, l’avait anobli en 1689 et venait de le nommer chef d’escadre. Il avait voulu lui annoncer lui-même cette distinction. « Sire, vous avez bien fait, » répondit brusquement le marin[1], sans plus se troubler d’une élévation si extraordinaire pour son origine.

Le chevalier Bart, comme on appelait ce loup de mer, avait alors une réputation européenne. Ses exploits passionnaient jusqu’aux grandes dames de la Cour. Un jour, en 1694, la princesse de Conti avait voulu voir le fils du célèbre marin j pour avoir des détails sur un combat qu’il venait de livrer aux Hollandais. Le récit terminé, elle détache une fleur du bouquet qu’elle porte à son corsage, et la tend au fils de Jean Bart avec ces mots : « Dites à votre père de la mettre à sa couronne de lauriers[2]. » La princesse se doutait-elle alors que trois ans plus tard Jean Bart porterait son royal époux sur une côte étrangère, pour y aller régner ?

Au départ de Conti, le chef d’escadre avait quarante-six ans. Sur la fin d’août, le Roi lui envoya l’ordre d’armer dans le port de sa ville natale, à Dunkerque, sept vaisseaux de guerre, puis de se tenir prêt à conduire le nouveau monarque sur les confins de la Pologne. Le prince serait confié à sa prudence et à ses soins. Le 5 septembre, ayant pris congé du Roi, Conti arriva à Dunkerque, accompagné d’un nombreux état-major : les chevaliers Carloman, Brulart de Sillery, d’Angoulême, de Lauzun (le frère du duc), M. de Forval, etc. Il emportait avec lui 800 000 livres en or, la valeur d’un million en pierreries et pour 2 millions de lettres de change. Il s’embarqua le lendemain :

La petite escadre, en face d’Ostende, échappa de nuit à une vingtaine de vaisseaux de guerre anglais, qui voulaient lui barrer le passage. Au point du jour, elle en rencontra une dizaine d’autres, mouillés entre les embouchures de la Meuse et de la Tamise. Jean Bart se tint sur la défensive et poursuivit fièrement sa route, sans être inquiété davantage. Le danger conjuré, Conti dit au chef d’escadre : « S’ils nous avaient attaqués, ils auraient pu nous prendre ! — Non, prince, c’était impossible,

  1. Nomination du 1er avril 1697.
  2. Richer, Histoire de Jean Bart. Jal, Dictionnaire critique, p. 422.