Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/518

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hostilités. Non, nous étions sur le pied de paix ; mais la Prusse se trouvait dans la même situation que nous. Être prêt ne signifie pas davantage que toute troupe, où qu’elle aille, trouvera des approvisionnemens envoyés par l’Intendance. Tout regorgeât-il autour d’elle, il y a toujours un moment où elle est obligée de faire un mouvement subit, de se porter inopinément sur un point où elle n’est pas attendue, où il est même nécessaire qu’on ne l’attende pas, afin que l’ennemi soit surpris, alors elle est obligée de se pourvoir comme elle peut et souvent fort mal. Affronter le péril, aller à la mort par le feu n’est presque que la seconde vertu du soldat, la première est de savoir à l’occasion souffrir patiemment. Le stoïcisme à supporter les marches et le manque de sommeil, de nourriture, constitue l’héroïsme des armées autant que l’intrépidité à combattre. Quelles veilles terribles furent celles des soldats d’Austerlitz ! Aucune guerre n’avait été mieux préparée ; cependant l’armée « marcha sans magasins, vivant de pommes de terre arrachées dans les champs[1]. » Le soldat Bugeaud nous a raconté leurs souffrances : « Ce ne sont pas les combats que l’on redoute. Au contraire on les désire pour se délivrer des fatigues, des privations qui sont plus terribles que la mort. Un jour, nous étions en seconde ligne, il pleuvait, neigeait, grêlait alternativement, nous étions obligés de rester en bataille, sac sur le dos, sans pouvoir allumer de feu, n’ayant rien à manger, n’ayant pas eu de pain depuis quatre ou cinq jours, mouillés jusqu’aux os. J’appelais à moi quelques-uns de ces boulets que je voyais rouler dans nos rangs. » L’histoire militaire prussienne mentionne ce fait de vieux grenadiers qui, pendant la retraite après Iéna, s’entre-tuaient pour n’avoir plus à marcher. Sans doute les chefs doivent mettre, leur industrie à rendre ces épreuves aussi rares que possible, mais il n’est au pouvoir d’aucun d’entre eux de les éviter absolument. C’est pourquoi le maréchal de Saxe dit qu’il faut, au moins une fois par semaine, faire manquer la livraison du pain aux troupes pour les rendre moins sensibles à cette privation dans les cas de nécessité.

Si donc être prêt veut dire que les soldats ne manqueront jamais de rien, que, sur les routes, sur les champs de bataille, dans les bivouacs, ils seront traités aussi confortablement que

  1. Napoléon à M. Petiet, 24 octobre 1805.