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ouvrages, ni son Siècle de Louis XIV, ni son Essai sur les Mœurs, aucun encore de ses pamphlets, il ne tardait pas à s’apercevoir qu’il ne passait, aux yeux du monde et des plus qualifiés parmi les gens de lettres, que pour un bel esprit, le mieux rente d’ailleurs, mais non pas le premier entre les beaux esprits. Nous en avons de curieux témoignages. On ne le prenait pas au sérieux, on ne le croyait pas capable, en dépit de son Charles XII et de son historiographie, d’écrire jamais « une bonne histoire ; » pour lui préférer Crébillon, les comédiens et la ville s’accordaient avec la cour, et Collé avec Montesquieu ; on trouvait plus de génie à Rousseau, non pas Jean-Jacques, mais Jean-Baptiste ; on trouvait plus d’esprit à Piron. « Lorsque je vins en France, écrivait Grimm, bien des années plus tard, c’était le ton général et dominant de traiter M. de Voltaire comme un bel esprit… Montesquieu, Fontenelle étaient de cette opinion… Je me rappellerai toute ma vie l’étonnement et la confusion d’un jeune nigaud, débarquant d’Allemagne avec la plus haute admiration et le plus profond respect pour M. de Voltaire, et l’entendant traiter d’homme médiocre en tout par des gens qui parlaient en oracles. » La mémoire de Grimm ne le trompait pas. Telle était bien sur Voltaire, aux environs de 1750, l’opinion commune de ses contemporains d’âge ou de réputation, celle de l’auteur de l’Esprit des Lois, celle aussi, je pense, de l’auteur de l’Histoire Naturelle. Et, au fait, en comparaison de ces grandes œuvres, du long travail et de l’application d’esprit, de la force aussi de génie dont elles étaient les monumens, qu’était-ce que le bagage de Voltaire ? que Mérope et que Zaïre ? que Charles XII et Micromégas ? que les Elémens de la philosophie de Newton ou que les Lettres philosophiques ? Les amusemens d’un homme d’infiniment d’esprit, de « jolies choses, » comme disait Montesquieu, des bagatelles, dont le nombre, mais surtout l’air d’aisance et d’improvisation dissimulait ou dérobait aux yeux ce que nous y voyons aujourd’hui de réel, de solide mérite et, par endroits, de profondeur même. La signification ne s’en dégageait pas encore, et en effet, c’était la suite qui devait nous apprendre à en mesurer nous-mêmes la portée.

Il se retournait alors du côté du public, il en appelait des loges au parterre, à ses « bons Parisiens, » et il s’irritait de ne pas les trouver mieux disposés pour lui. Ses ruses de guerre,