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on demande immédiatement : Or, comment la loi favorisera-t-elle ce bonheur ? Les benthumistes répondaient : Chacun est le principal et en général le meilleur juge de son propre bonheur. Dès lors, la législation doit tendre à supprimer toutes les restrictions à la liberté d’action d’un individu qui ne sont pas nécessaires pour garantir la liberté semblable chez les autres. Cette fois, voilà la définition du benthamisme et même du libéralisme de tous pays. C’est la négation du gouvernement paternel : « Chacun (et non pas le gouvernement) est juge, et le meilleur juge de son bonheur. » C’est l’individualisme : « Chacun, pour lui-même, est juge du genre de bonheur qu’il lui faut. » En effet, pour nous autres libéraux, le bonheur c’est d’obéir à sa nature ; le bonheur plus grand, c’est de la combattre selon les ordres de sa raison ; et le malheur, c’est que ma nature soit combattue par une autre, et le malheur plus grand, c’est que ma nature soit servie par une autre, favorisée par une autre selon ses conceptions et non pas selon les miennes.

C’est ce principe qui a été l’objet, le point de mire des plus importantes réformes, de presque toutes les réformes qui ont eu lieu dans la législation anglaise.

Remarquez qu’il était profondément conforme au caractère anglais lui-même, il n’y a plus besoin de dire combien l’Anglais est, de tempérament, profondément individualiste et il n’y a qu’à répéter le mot de je ne sais plus qui, un Américain, je crois : « L’Angleterre est une île ; l’Anglais est un insulaire ; l’Anglais est plus qu’un insulaire ; il est une île. »

Remarquez d’autre part que ce principe contenait la démocratie d’une certaine façon. Si chacun est le meilleur juge de son bonheur, c’est tous qu’il faut consulter sur la loi. Si on exclut quelqu’un, du bonheur de ce quelqu’un, c’est un autre et non lui qu’on fait juge ; on traite ce quelqu’un en enfant et l’on retombe plus ou moins partiellement, peut-être beaucoup, dans le régime du gouvernement paternel.

Mais j’ai dit : la démocratie d’une certaine façon. La démocratie que contient le benthamisme est une démocratie qui aurait pour principe que toute restriction à la liberté individuelle qui ne serait pas nécessaire pour garantir cette même liberté chez un autre, serait tyrannique. Le benthamisme contient la démocratie, mais il ne contient, ne comporte et n’admet que la démocratie libérale.