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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/739

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d’après Saint-Simon, a été la cause des malheurs des dernières années de Louis XIV et qui, d’après Bugeaud, pourrait nous ramener plusieurs journées de Waterloo[1]. Heureusement que le choix gardait une place encore importante et que, grâce à cette part intelligente faite au mérite, l’élévation de l’intelligence avait souvent accompagné celle du grade. Il suffit de citer Bataille, Lavaucoupet, Cissey et surtout Deligny, l’égal des plus illustres divisionnaires de Napoléon Ier.

Parmi eux se détachent deux physionomies, l’une touchante, l’autre plus accentuée, Raoult et Ducrot. La taille de Raoult était élancée ; son visage grave, pensif, froid, plutôt sévère, sa parole brève, rare, modeste, son instruction étendue, autant littéraire et historique que militaire ; sa vie avait quelque chose du

  1. Dans notre ancienne France, on était d’accord pour reconnaître qu’une des principales causes des revers foudroyans des dernières années de Louis XIV ; était l’innovation par laquelle Louvois avait subordonné l’avancement à l’ancienneté, à l’ordre du tableau, ainsi qu’on le disait alors. Jusque-là on ne demandait pas à un officier, pour le hisser au sommet, combien de temps il avait été sot, mais quelles preuves il avait données de son intelligence. Saint-Simon exprimait l’opinion générale des officiers sérieux de ce temps. On retrouve son langage dans Feuquière : « Quoique la longueur des services, dit-il, doive être mise en considération par le prince, je ne saurais cependant approuver la manière dont les promotions se sont faites depuis plusieurs années, que l’on a pris pour règle certaine d’élévation le temps que l’on avait passé dans un grade inférieur. Maxime très pernicieuse, qui ôte toute émulation et désir de se distinguer, et qui remplit les armées d’un grand nombre d’officiers incapables du grade auquel ils se trouvent élevés. » (Mémoires, 1er partie, ch. V et VI.) Le maréchal Bugeaud s’en était rendu bien compte aussi lorsqu’il écrivait d’Alger en 1846 au roi Louis-Philippe, lui recommandant le capitaine Trochu : « Trop d’hommes incapables arrivent au sommet en vieillissant : leur nombre dans le cadre de l’état-major est effrayant pour l’avenir de la patrie. Ils peuvent nous ramener plusieurs journées de Waterloo. Faisons donc surgir de bonne heure quelques capacités bien démontrées, pour que, jeunes encore quand elles atteindront au grade d’officier général, elles soient une garantie pour la sécurité de la France et l’honneur du drapeau. » — « J’ai désiré souvent que le gouvernement eût un autre moyen de récompense, comme par exemple de donner une dotation de 2 000, 4 000, 6 000 francs, au lieu de donner des grades. Vous n’aurez un bon cadré d’état-major général que quand les Chambres accorderont au gouvernement les moyens de récompenser autrement que par un grade des services exceptionnels. Sans cela, le respect humain et les considérations de personnes, l’humanité même feront souvent passer par-dessus l’intérêt national d’avoir un bon cadre d’état-major général… Si j’étais le gouvernement, je ferais en désespoir de cause et très volontiers un marché avec les Chambres. Je réduirais le cadre des lieutenans généraux à 70 de temps de paix et des maréchaux de camp à 140, pourvu qu’on m’accordât en compensation l’équivalent en dotations à des colonels mis à la retraite après dix ans de grade… Vous me direz peut-être qu’ils ne sont pas assez anciens. Je vous dis par avance que ceux-là étant propres à la chose, il faut passer par l’ancienneté, parce que les plus anciens ne conviennent pas. Rappelez-vous qu’on a fait 47 lieutenans généraux pour arriver à Wellington. » Lettre de Bugeaud au ministre de la Guerre. Inédite. — 21 mai 1846.