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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/743

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ce n’est pas l’armée française qui a porté la guerre sur le Weser et l’Inn, mais Turenne ; ce n’est pas l’armée prussienne qui a défendu sept ans la Prusse, mais Frédéric le Grand[1]. » De même, ce n’est pas l’armée française qui a été écrasée à Rosbach, c’est l’inepte Soubise ; ce n’est pas l’armée prussienne qui a succombé à Iéna, ce sont ses chefs endormis et présomptueux ; ce n’est pas l’armée autrichienne qui a été mise en déroute à Sadowa, c’est l’insuffisant Benedeck. « Presque tous les événemens heureux sont dus à la bonne disposition, à la supériorité du général qui gagne une bataille, comme presque tous les événemens malheureux peuvent être attribués à la mauvaise disposition et au défaut de cœur et de capacité du général qui la perd[2]. » Les troupes incomparables que Frédéric trouva à son avènement suppléèrent plus d’une fois, il l’a raconté lui-même, à son inexpérience ; mais, dès qu’il se fut formé, il reconnut « que la tête d’un général a plus d’influence sur le succès d’une campagne que les bras de ses soldats ; que sa capacité, sa résolution décident plus que le nombre des troupes, et qu’à force d’être malhabile, il peut détruire les plus grands avantages[3]. » Déjà Aristote, s’inspirant de son disciple, glissa dans un traité de métaphysique cette sentence : « le bien de l’armée, c’est à la fois l’ordre qui y règne et son général, surtout son général : ce n’est pas l’ordre qui fait le général, c’est le général qui est la cause de l’ordre[4]. » Napoléon a exprimé cette vérité par les paroles les plus fortes : « A la guerre, les hommes ne sont rien, c’est un homme qui est tout[5]. Une armée n’est rien que par la tête[6]. Mon Dieu, qu’est-ce qu’une armée sans chef[7] ? »

On est effrayé, en y pensant, de la mesure dans laquelle le général en chef doit associer les qualités les plus opposées, au milieu de l’action la plus rapide. Il est obligé de cheminer avec aplomb et sans vertige sur un chemin étroit bordé d’un précipice de côté et d’autre. Il faut qu’il ait à la fois l’audace et la circonspection, qu’au coup d’œil stratégique qui embrasse

  1. Napoléon, Extrait des récits de la Captivité.
  2. Feuquière. Sur la bataille de Malplaquet.
  3. Guerre de. Sept Ans. 1751-1762, et Pensées de Frédéric (Dumaine, 1869). No 695 et 978.
  4. Métaphysique. Liv. XII.
  5. Notes sur la situation militaire en Espagne, 30 août 1808.
  6. Au général Clarke, ministre de la Guerre, 11 juin 1809.
  7. Au même, 18 août 1809.