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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/744

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l’ensemble d’un théâtre d’opérations, il unisse le coup d’œil tactique qui, en un instant, se rend compte des accidens favorables ou contraires d’un champ de bataille. L’impétuosité, la claire vue qui saisit la faute de l’adversaire doit s’allier aux calculs profonds qui préparent l’action en laissant le moins possible au hasard. Dans l’offensive la plus vigoureuse, il doit faire sa place à la prudence d’une défensive momentanée. Est-il privé de la faculté de fixer longtemps les objets et les idées sans être fatigué, son audace n’est que de la témérité ou de l’étourderie. S’attarde-t-il trop en ses réflexions, il devient hésitant et laisse échapper l’à-propos favorable des circonstances imprévues. S’arrête-t-il outre mesure au détail, le voilà incapable des vastes combinaisons ; les néglige-t-il, il compromet les meilleurs plans par l’exécution. Il faut qu’il mûrisse ses plans dans le plus profond secret et qu’au moment décisif il ne les laisse pas ignorer à ses lieutenans : les divulgue-t-il trop tôt, il est à la merci de l’espion aux aguets, du déserteur prêt à trahir, du général ennemi en vedette ; est-il secret trop longtemps, ses lieutenans, ignorant le but à atteindre, sont paralysés à la moindre interruption du commandement. Malheur au général en chef s’il ne se renseigne pas, s’il n’interroge pas, si, par entêtement d’orgueil, il se renferme dans une présomption d’infaillibilité personnelle ; mais malheur encore si, à force d’interroger, il laisse faiblir sa propre volonté et ne prend pas son parti seul, car qui réunit des conseils est battu d’avance[1]. Il faut qu’il veille en père au bien-être de ses hommes et ne balance pas à les sacrifier comme il se sacrifie lui-même : ménage-t-il ses soldats à l’excès, il n’arrive pas à temps ; en requiert-il trop, il les sème sur les routes. Envers ses lieutenans il doit être exigeant, pourvu qu’il ne leur dérobe jamais pour s’en enrichir leur part d’honneur ; ne leur demande-t-il pas assez, ils se relâchent ; leur demande-t-il trop, ils se rebutent et dans les deux cas il est mal servi. On veut qu’il soit en même temps imposant et familier, que ses hommes le sentent au milieu d’eux et cependant au-dessus. Sa bravoure est-elle douteuse, sa troupe ne le suit pas ; est-elle trop impétueuse, il ne la tient plus. Il ne saurait pas plus manquer du

  1. Machiavel, Arte della guerra, cap. IV : « Gli cuelenti capitani conveniva cue fussono oratori perche senza parlare a tutto le esercito, con difficulta si puo operare cosa buona. »