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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/827

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ou, s’ils n’en avaient pas eu le loisir ou le courage, revêtaient, pour mourir, le froc de saint François. Et qu’on ne s’étonne pas de ce rapprochement, car Tolstoï, le grand rebelle à toutes les institutions du passé, que tant de ses contemporains saluaient comme le précurseur d’un monde nouveau, était demeuré, au fond, un homme des anciens temps.


III

Nous avons vu ce que fut l’homme, simple, droit, loyal, jusqu’à la mort, sincère envers lui-même comme envers autrui, épris du vrai, et fidèle à ce qu’il tenait pour la vérité, jusqu’en ses apparentes inconséquences et ses involontaires contradictions. Ce que fut l’écrivain, l’artiste, le romancier, est-ce la peine de le rappeler à qui l’a lu ? Pour le bien comprendre, le mieux est encore de le relire, ne fût-ce qu’à travers une de ces pâles traductions qui l’ont trop souvent trahi et défiguré ; — ou encore de rouvrir le Roman russe, d’Eugène-Melchior de Vogüé, où Tolstoï nous apparaît comme le summum de la littérature nationale de sa patrie, comme l’incarnation suprême de l’âme slave, oscillant anxieusement, sans savoir nulle part trouver la paix, du nihilisme au mysticisme[1]. Ces pages, à la fois subtiles et profondes, comptent déjà un quart de siècle ; elles n’ont pas vieilli. Si elles n’ont plus, pour nous, la nouveauté de jadis, elles demeurent aussi vraies, aussi justes qu’au premier jour. Bien que, depuis lors, Tolstoï ait joint quelques tardifs chefs-d’œuvre aux immortels romans de sa maturité, les critiques survenus depuis le Roman russe ont ajouté peu de chose aux précoces jugemens de leur grand devancier. Vogué nous avait déjà montré en quel sens Tolstoï est un réaliste, et le plus puissant peut-être de tous les grands réalistes russes, français, anglais, du dernier siècle. Mais combien différent de la plupart de nos réalistes d’Occident, de toute notre école naturaliste surtout ! Chez lui, jamais de grossièreté, jamais d’obscénité ; l’écrivain reste chaste dans les peintures de la passion la plus ardente et les scènes les plus osées. Ce n’est pas tout ; s’il peint, s’il rend les dehors de la vie, avec une acuité de vision et une exactitude de traits, qui, selon la remarque de M. Paul Bourget,

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1884 et Le Roman russe, ch. VI, p. 279-341.