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donne à ses personnages un relief saisissant, il ne se contente pas de montrer l’homme extérieur. Il nous fait voir le dedans, non moins que le dehors ; par-là, il dresse, devant nous, des hommes réels, il évoque, à nos yeux, des êtres vivans qui ont une intensité et une plénitude de vie, étrangères aux grossières figures de notre roman naturaliste, où la vie extérieure, la vie matérielle supplante et annihile trop souvent la vie morale. Tout autre est l’art de Tolstoï ; chez lui, chez ses personnages de tout ordre, princes ou paysans, la vie intérieure, la vie morale rayonne à travers les actes extérieurs, si bien que ces derniers ne font guère que l’exprimer. Le dehors rend le dedans et prend, par-là, une valeur qu’il ne saurait avoir de lui-même ; l’âme transparaît à travers le corps. Chez le romancier perce, dès le début, le moraliste qui finira par l’asservir.

Un autre trait du génie de Tolstoï qui le met à part, sinon au-dessus de la plupart de ses rivaux, c’est la complexité, l’étonnante variété de ses œuvres dont la richesse touffue égale celle de la vie, et parfois nous trouble, nous déroute. Dans Guerre et Paix, la foule des personnages qui circulent à travers le long récit est telle que nous avons peine à les reconnaître, à les suivre, à nous les rappeler. À nous, Français, habitués à un art plus sobre et mieux ordonné, l’auteur paraît trop exiger de notre mémoire ou de notre attention. Chacun cependant de ces innombrables personnages a son visage, sa voix, ses gestes à lui ; tous, grands et petits, passent et repassent devant nous avec la netteté de personnes en chair et en os qui se distinguent toutes les unes des autres. Cet art est, à un haut degré, objectif, créateur d’êtres vivans, comme celui d’un Shakspeare ou d’un Balzac. Et en même temps, chose singulière, il est souvent, au même degré, éminemment subjectif ; c’est-à-dire que, dans la foule disparate de ses héros de toute sorte, il en est presque toujours un ou deux, souvent les plus attachans, qui ressemblent à Tolstoï lui-même, qui ont ses aspirations, ses inquiétudes, son idéal, qui semblent des images ou mieux des ébauches de Tolstoï, de futurs Tolstoï qui se cherchent et ne se sont pas encore trouvés. Ainsi, dans Guerre et Paix, du prince André Bolkonsky et encore plus de Pierre Bezouchof ; ainsi dans Anna Karénine, de Levine ; dans Résurrection, de Nekhludof. Et parfois, comme s’ils lui présentaient d’avance une image anticipée de sa vie prochaine et de