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l’évolution de sa pensée, ces fils de son imaginai ion se mettent, longtemps avant lui, à la façon de Pierre Bezouchof en désarroi, à l’école de l’homme du peuple, à l’école du paysan.

La préoccupation morale a beau grandir et devenir plus saillante à chaque œuvre nouvelle, on la découvre, déjà, au fond des premières œuvres de Léon Nicolaïévitch, dans les récits qu’écrivait le brillant officier et l’homme du monde, bien avant sa retraite définitive à Iasnaïa Poliana et ce qu’il a lui-même appelé sa conversion. Cela est si vrai qu’un de nos compatriotes, un de ceux qui l’ont le plus connu et le mieux compris, M. Paul Boyer, a pu dire que tout Tolstoï était en germe dans les premiers récits du jeune officier. Certes, des Cosaques à Résurrection, la route est longue et parfois sinueuse ; mais l’unité de la nature morale, sinon de la pensée du maître est manifeste. Ce qu’il nomme sa conversion n’est qu’une évolution qui se poursuit, se précise, d’année en année, par une sorte de développement intérieur spontané, auquel le monde extérieur a peu de part. En ce sens, l’évolution de Tolstoï diffère entièrement de celle d’autres grands écrivains, de Victor Hugo par exemple, qui, dans leurs transformations successives, ont surtout été entraînés par les idées, les passions, les révolutions de leur temps.

Du romancier émerge, peu à peu, chez Tolstoï, le moraliste, le penseur, ardemment désireux de découvrir le sens de la vie. Dès qu’il croit l’avoir trouvé, il n’a plus d’autre souci que de faire part à ses frères, les humains, en proie, comme lui naguère, aux affres du nihilisme moral, de cette découverte, la seule nécessaire au salut de l’homme. Dès lors, il n’est plus, pour lui, qu’une raison de vivre, à laquelle il sacrifie toutes choses, à commencer par son art, par la littérature, par son génie.

L’art n’est plus à ses yeux qu’un luxe inutile et coupable, s’il a d’autres visées que le redressement ou le perfectionnement moral des hommes. En tant que moraliste, Tolstoï a toujours eu peu de goût pour ce qu’on appelle l’art pour l’art ; après sa conversion, il nous donne de l’art une théorie austère qui, en en faisant l’humble esclave de la morale et de l’utile, aboutit à la négation même de l’art. Les grandes œuvres qui ont fait sa gloire et qui restent l’honneur du génie russe, il les méprise, comme œuvres vaines et mondaines ; il les réprouve, il les renie. Le