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ses vers, il a pris l’habitude et gardé le goût des phrases habilement rythmées, des heureuses alliances de mots, des fines trouvailles verbales, des formules ingénieuses, concises, originales, des images saisissantes, bref, de tout ce qui est la vie du style et donne au véritable écrivain sa valeur propre. Et enfin, son imagination et sa sensibilité même se sont affinées, enrichies, et par le progrès de l’âge comme par celui de la culture, elles ont senti croître leurs ressources intérieures ; elles sont mûres pour s’appliquer maintenant à des objets plus impersonnels. Dans tout ce qu’écrira désormais M. Bourget, — critique, notes de voyage, romans, nouvelles, théâtre même, — on reconnaîtra l’élégant et inquiet poète des Aveux.


II

Dans un article sur Sardou qu’il n’a point recueilli en volume, M. Bourget parle des « fortes qualités acquises dans la lutte et du légitime orgueil d’avoir gagné le terrible pari que tout homme de lettres jeune et pauvre fait avec soi-même, pari dont il est à la fois le joueur et l’enjeu[1]. » Ce pari, il fut un moment sur le point de croire qu’il l’avait perdu. Ses vers n’avaient pas eu très grand succès. La discipline presque exclusivement livresque à laquelle il s’était soumis depuis son adolescence portait ses fruits naturels.


Étant donné les vices d’esprit dont je soutirais déjà, elle me fut si continûment funeste qu’en 1880, c’est-à-dire tout voisin de ma trentième année, j’en étais encore à me demander quelle formule de poème ou de roman devait être adoptée. L’espèce de conte parisien que j’ai intitulé Edel traduit d’une manière assez exacte cette crise d’où j’allais sortir, éveillé précisément par l’insuccès absolu de cette tentative[2].

Voyant en effet l’âge venir et ma destinée littéraire si incertaine, j’éprouvai à cette époque un accès d’irrémédiable désespoir, et je me mis à chercher la cause ou les causes de cet avortement constant de mes efforts, depuis déjà dix années que je m’appliquais à écrire. Cette cause, je crus la trouver, — où elle était en effet, — dans cette sorte d’intoxication littéraire qui m’avait empêché de vivre ma vie à moi, de me façonner des goûts à moi, de sentir par moi-même enfin. Réfléchissant à ce fait, il me sembla que mon mal ne m’était point particulier. Je reconnus que

  1. Article sur le Daniel Rochat de Sardou dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1880.
  2. M. Bourget s’exagère à lui-même cet insuccès. J’ai recueilli de curieux témoignages touchant l’action exercée par Edel sur la jeunesse d’alors.