Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/439

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

shakspearienne, si l’on veut, ou dantesque, ou tout simplement romantique : pour la première, il n’y a pas de doute, elle est bien virgilienne. Aucune des deux ne triomphe, aucune ne périt, Peut-être, à mesure qu’il vieillit, le poète est-il de plus en plus hanté par la seconde, mais la première ne perd jamais ses droits sur lui. Voyons-le penser et regarder pendant son séjour à Jersey, en 1854 ou 1855. C’est peut-être alors qu’il incline le plus vers une transfiguration apocalyptique du monde extérieur. Son âme, obscurcie par le deuil et par l’exil, s’est encore exaspérée dans ses longs et farouches tête-à-tête avec la mer sauvage ; il est séduit de préférence par les spectacles gigantesques, énigmatiques et terribles : qu’on se rappelle A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt, les Paroles sur la dune, ou la fin de Pasteurs et troupeaux. Contempler « les yeux sinistres de la lune, » écouter « l’âpre rafale » qui disperse « la laine des moutons sinistres de la mer, » s’absorber avec une volupté furieuse dans ces sensations d’horreur et d’angoisse, voilà ce que Virgile, certes, n’eût point fait. Mais, exactement à la même époque, Victor Hugo écrit Mugitusque boum, aussi virgilien par la pensée générale que par le titre et les détails traduits ou suggérés. Il écrit Eclaircie, où il développe magnifiquement l’hymne d’allégresse des Géorgiques en l’honneur de la fécondité printanière. Il écrit la Forêt mouillée, où il traite le même thème, décrivant l’union du « ciel époux » et de la « terre fiancée, » exaltant

L’universel baiser sur la bouche éternelle.

Ainsi, même aux heures tragiques, quand les choses s’assombrissent à ses yeux sous le reflet de tout ce qu’il a vu de cruel dans l’humanité, il retrouve pourtant une autre conception de la nature, toute différente, bien moins lugubre, très proche de celle que Virgile lui a révélée.

En quoi consiste-t-elle au juste ? Il est malaisé de le dire, et pour plus d’une raison. En premier lieu, Victor Hugo l’exprime avec autant de grandiloquence que Virgile y mettait de simple et ferme précision : pour la bien comprendre, il faut commencer par écarter le vêtement d’emphase dont il la recouvre le plus souvent. En outre, il s’agit ici plutôt d’un sentiment que l’une idée : une analyse rigoureuse ne peut qu’y échouer. Pourtant, sans vouloir trop définir et décomposer, il semble qu’on