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prédécesseur, Vitet, a adressé au ministre après un voyage dans le Nord de la France. Il écoute donc les avis de Vitet, et, sur le point de partir pour sa première tournée, il écrit à Caumont pour lui demander conseil. Mais en réalité, c’est sur le terrain qu’il va apprendre son métier d’archéologue.

La nature, d’ailleurs, l’a pourvu de toutes les aptitudes. Il sait dessiner. On nous a montré quelques-uns de ses croquis et quelques-unes de ses aquarelles. Ce sont d’aimables travaux d’amateur où l’on retrouve la qualité maîtresse de son esprit : l’exactitude. Cette qualité le sert admirablement, lorsqu’il veut fixer sur une page de son album le profil d’une ogive ou la forme d’un chapiteau ; elle le sert encore mieux, lorsque, en une prose sèche et précise, il décrit tous les détails d’une construction. Sa mémoire est claire et parfaitement ordonnée, ce qui lui permet, entre les œuvres diverses, des rapprochemens rapides et des comparaisons sûres. Enfin Mérimée est doué de la vertu la plus nécessaire à un archéologue : la méfiance.

Il porte au doigt une pierre sur laquelle est gravée cette devise : μέμνασ’ἄπιστεῖν, souviens-toi de te méfier. Pour l’écrivain la bague est de bon conseil : elle l’empêche de tomber dans le pathos romantique, elle lui impose la mesure et le goût, elle le maintient dans les limites de son talent. Tout se paie, il est vrai, et trop de méfiance conduit parfois Mérimée à gâter l’émotion de ses récits par des recherches d’esprit inopportunes et agaçantes. Mais nous lui pardonnons. Tant et tant de ses contemporains déploient alors une si intolérable et si bruyante naïveté ! Pour l’homme, il semble que la devise fut moins heureuse, s’il est vrai que Mérimée s’est dépeint sous les traits de Saint-Clair dans le Vase étrusque : « Il était fier, ambitieux ; il tenait à l’opinion, comme y tiennent les enfans ; dès lors, il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta cher. Il put celer aux autres les émotions de son âme trop tendre ; mais, en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant ; et dans la solitude, son imagination lui créait des tourmens d’autant plus affreux qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne… » Disons cependant que Mérimée ne passe point sa vie les yeux fixés sur sa bague, et oublie de la regarder,