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indifférent. » On pourrait dire, en effet, de Berlioz qu’il mit encore plus de temps à mourir que Vigny. Dès 1862, il était « éprouvé, » lui aussi, par ce qu’il appellera bientôt son « infernale névrose. » Il n’allait pas tarder à écrire : « Je ne fais plus que souffrir. »

Il imposa silence à ses douleurs pour conduire, au Théâtre-Lyrique, les répétitions laborieuses des Troyens. Reçu à l’Opéra depuis plusieurs années, et toujours ajourné sous un prétexte ou sous un autre, ce drame musical, ou plutôt une partie de ce drame, celle qui est intitulée Les Troyens à Carthage, put enfin être représentée, au Théâtre-Lyrique, le 4 novembre 1863, et la première représentation eut, à certains momens, des apparences de triomphe ; mais, en fin de compte, cette œuvre élevée, qui ne deviendra jamais populaire, n’attira pas alors le grand public. « Il me manquait votre main, » écrit Berlioz à son ami Humbert Ferrand, sous l’impression du « succès magnifique » de la première ; il lui manquait aussi la main du poète des Destinées : depuis le 17 septembre 1863, Alfred de Vigny était mort.

Dans ses Souvenirs personnels et Silhouettes contemporaines, au chapitre sur Berlioz, que j’ai déjà cité en tête de cette étude, Auguste Barbier raconte le trait suivant : « Nous, assistions tous deux à l’enterrement d’un ami commun. Pendant tout le service et au cimetière, le compositeur resta silencieux et sombre. A la sortie du cimetière, il me dit : « Je rentre chez moi, venez-y ; nous lirons quelques pages de Shakspeare. — Volontiers. » Nous montâmes, et, installés, il lut la scène d’Hamlet au tombeau d’Ophélie. Son émotion fut extrême et deux ruisseaux de larmes s’échappèrent de ses yeux. »

On n’a, je le déclare, aucune preuve que cette scène ait eu lieu le 19 septembre 1863, à l’issue des obsèques du poète, après que le cercueil eut été déposé à mi-hauteur de cette colline de Montmartre, où Vigny jeune, gracieux, passionné pour l’art, était venu jadis réconforter le cœur de « Lélio ; » mais, qu’il en ait été ainsi, et qu’à ce deuil sacré Berlioz, le vieux romantique, ait voulu associer son dieu, le dieu d’Hugo et de Vigny, « William Shakspeare, » cela paraît trop vraisemblable et trop harmonieux pour qu’on ne soit pas presque excusable de le croire.


ERNEST DUPUY.