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l’article 23. Après M. Guillier, qui l’a démontré avec infiniment de logique et d’esprit, M. de Las Cases a repris la même démonstration avec une force nouvelle, et, après lui encore, M. Touron a su lui donner une vigueur de ton, en même temps qu’une lucidité d’expression qui auraient achevé de convaincre le Sénat s’il n’avait pas été déjà convaincu. Si un vote avait porté sur ce point particulier, et il est regrettable qu’il n’ait pas eu lieu, l’assemblée aurait été à peu près unanime. Rendre le patron responsable de la négligence, ou même de la mauvaise volonté de l’ouvrier, était à ses yeux une énormité.

M. le ministre du Travail s’en est fort bien rendu compte et il a cherché une ligne de retraite où le Sénat, qui n’en voulait pas à sa personne, l’a suivi avec quelque complaisance. L’occasion à laquelle M. Brager de la Ville-Moisan avait rattaché son interpellation était une lettre que le ministre avait écrite à des commerçans pour leur expliquer l’article 23. — C’est une consultation qui m’était demandée, a dit M. Paul-Boncour, je l’ai donnée sans prétendre lui attacher un caractère obligatoire, et au surplus ceux qui l’avaient sollicitée, après m’avoir remercié de la leur avoir fournie, m’ont déclaré qu’ils n’étaient pas du tout de mon avis. C’est leur droit ; il est aussi respectable que le mien ; ni eux ni moi ne pouvons interpréter souverainement une loi ; il appartient aux tribunaux seuls de le faire, et les tribunaux le feront. — M. Tournon s’est emparé de ces paroles du ministre pour le prier avec insistance de le choisir comme victime et de lui intenter un procès. — Je le gagnerai, a-t-il dit, et vous perdrez le vôtre : il est impossible que la Cour de Cassation ne me donne pas raison. — Nous le croyons, nous aussi, mais les procès sont longs et avant que le tribunal de première instance d’abord et la Cour de Cassation ensuite aient fixé la jurisprudence, quelque temps s’écoulera. Que fera-t-on pendant ce temps ? Rien sans doute. Le gouvernement, après avoir choisi une espèce, attendra le jugement et l’arrêt. Il ne pourrait pas obliger les employeurs à verser par provision la double cotisation, et quant à forcer des millions d’ouvriers, agglomérés dans les villes ou disséminés dans les champs, à retirer leur carte et à la présenter aux employeurs, comment le pourrait-il ? M. Ribot l’a dit un jour à la tribune : pour qu’une loi soit appliquée, il faut qu’elle soit acceptée par l’opinion. La loi des retraites ouvrières le sera peut-être dans l’avenir, mais elle ne l’est pas encore dans le présent, et c’est par la persuasion, non pas par la force, qu’on la fera peu à peu passer dans nos mœurs. Finalement, on s’est mis d’accord sur un ordre du jour qui a été voté à la majorité de 214 voix contre 35 et qui est ainsi conçu :