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ou une utilité sociale ; il proclamait qu’il n’y a pas d’art pour la foule et toute cette immense influence que les romantiques avaient voulu avoir et de fait avaient acquise sur la foule non artiste, Gautier niait qu’elle fût légitime et affirmait qu’elle était une trahison à l’égard de l’art et le fait d’artistes transfuges.

Et cela allait extrêmement loin ; car d’une part cela était comme un crible à passer, pour la contrôler, toute la production romantique ; et d’autre part c’était donner à l’art littéraire une définition tellement nouvelle, qu’il ne l’avait pas eue, en vérité, depuis une antiquité assez reculée.

C’était passer au crible la production romantique depuis 1820 ; car c’était réserver comme œuvre d’art et comme légitime tout ce que les romantiques avaient donné d’art pur, d’art désintéressé de tout sauf de lui-même, d’art analogue à une fable de La Fontaine moins la moralité, et condamner et mépriser et condamner au mépris tout ce qu’il avait donné d’art visant le peuple, inspiré de ses sentimens et de ses passions et les inspirant à son tour et c’est-à-dire rien de moins que la moitié de l’œuvre de Victor Hugo, de Lamartine, de Vigny lui-même. Car l’art philosophique, notez-le bien, n’est pas de l’art pur, et, cherchant à installer une vérité générale dans l’esprit des peuples, aspire à autre chose déjà et à tout autre chose qu’à se satisfaire lui-même. Et c’était, je ne dis pas une faillite du romantisme, mais une faillite de la moitié du romantisme que Théophile Gautier, sans éclat et presque nonchalamment, dénonçait au monde.

D’autre part c’était une nouvelle définition de l’art littéraire. L’art littéraire, depuis l’antiquité, était un art mixte, un art qui, pour les initiés, avait ses secrets entrevus et ses charmes secrets ; un art qui pour le public avait une voix, une langue que le public pouvait comprendre. Il était (pardon !) ésotérique et exotérique à la fois ; il était en partie accessible à ceux seulement qui le pratiquaient ; il était en partie accessible à ceux qui l’entendaient sans le pratiquer et par qui, sans qu’ils le pratiquassent, il voulait être entendu. Par sa doctrine de l’art, Gautier restreignait l’art littéraire à la partie de lui-même qui n’est accessible qu’aux artistes. Musset disait :


J’aime surtout les vers, cette langue immortelle.
……………. Elle a cela pour elle…
Que le monde l’entend et ne la parle pas.