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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/453

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pas prononcée dans un accès de mauvaise humeur et avec une hâte excessive, qu’il ne s’agit pas de quelques rencontres accidentelles, simples effets du hasard, et dépourvues de signification, mais que l’état actuel de la production théâtrale est la conséquence logique, l’aboutissement normal des habitudes que nous avons vues une à une s’y introduire et l’envahir.

Précisons la nature du mal. Ce ne sera pas très difficile, car il est de ces cas si nets où le médecin même le plus ignare ne peut ni hésiter ni se tromper. Mais on ne saurait faire des définitions trop exactes. On constate parfois dans l’histoire du théâtre des crises d’immoralité. Elles consistent à présenter toutes choses sous un faux jour, à prendre pour héros les pires exemplaires de l’humanité, à exalter comme autant de vertus les passions les plus funestes. Ce fut l’erreur des romantiques qui célébrèrent la faute ou le crime, adoptèrent pour cliens la courtisane et le bandit, et mirent une auréole au front de tous les déclassés. Rendons cette justice à nos contemporains que s’ils se réduisent à peindre de tristes personnages, du moins ils ne les peignent pas de couleurs aimables et ne nous les donnent pas pour sympathiques. À d’autres momens, le théâtre se pique de hardiesse, soit qu’il rompe avec des conventions longtemps considérées comme des lois de la scène, soit qu’il parte en guerre contre des préjugés sociaux ou moraux, qui souvent rentrent dans la catégorie de ceux que M. Émile Faguet appelle les « préjugés nécessaires. » Ce fut l’aventure que courut Dumas fils, lorsque, avec une générosité souvent imprudente, il prit en main la cause de la fille séduite et de l’enfant naturel, et plaida chaleureusement pour le divorce, sans se douter ou se soucier que la victoire de ses idées ou de sa sentimentalité serait un désastre pour l’idée de famille. D’autres fois encore, il a soufflé sur le théâtre un vent d’ironie, comme dans ces charmantes comédies de Meilhac et Halévy dont le scepticisme se joue autour de beaucoup de choses graves ou sérieuses. Le théâtre d’aujourd’hui n’a pas plus de ferveur réformatrice qu’il n’a de dilettantisme souriant. Ce n’est pas ses théories que nous lui reprochons, c’est le choix de ses sujets, la nature des tableaux qu’il met sous nos yeux, la qualité des personnages dont û nous impose la compagnie, l’image de la société et de la \ie qu’il nous inflige. Ce que nous refusons d’accepter ou de subir, c’est cette déformation du vrai qui consiste à supprimer de la réalité tout ce qui peut nous la rendre supportable, pour n’en retenir, en l’isolant et le grossissant, que ce qui aboutirait à nous la faire haïr.