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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/466

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aventure qui avait projeté ses racines jusque dans l’abîme le plus secret du cœur prédestiné de l’ami de Caroline, et dont cette dernière avait peut-être senti dès ce moment, elle aussi, tout ce qui s’y trouvait contenu de forte, touchante, éternelle beauté.


J’ai eu autrefois l’occasion de raconter brièvement, ici même, les traits les plus mémorables de cette aventure[1], — car le lecteur a sûrement deviné que ce Georges-Frédéric de Hardenberg, qu’il vient de voir traversant la petite ville en compagnie de l’étonnante famille de son ancien maître, n’est autre que l’admirable poète Novalis, gloire et ravissement sans pareils des lettres allemandes. Et aussi m’excusera-t-on de reproduire tout d’abord quelques lignes de ce récit de naguère, par manière de préface à l’analyse de l’importante étude où M. Ernest Heilborn, le biographe attitré du poète, a dégagé pour nous, d’une liasse de feuillets jaunis ayant appartenu à Caroline Just, toute sorte de renseignemens nouveaux sur la célèbre liaison du poète avec Sophie de Kühn :


Le hasard d’une tournée administrative (avec son maître l’inspecteur Just) conduisit un jour Novalis dans un château des environs de Tennstedt, où demeurait un certain baron de Kühn, homme de mœurs équivoques, et fort mal élevé. Ce baron avait une fille toute jeune encore, nommée Sophie, que l’on présenta à Novalis avec les autres enfans ; et lui, dès qu’il la vit, se prit d’amour pour elle. Tous les soirs, depuis lors, il revint au château de Grüningen, chevauchant à travers le vent et la pluie pour passer quelques minutes auprès de sa chère Sophie. Et, cinq mois après sa première visite, en mars 1795, il se fiança secrètement avec elle…

Dans les derniers mois de la même année 1795, l’enfant s’alita, dépérit, fut en danger de mort. Et, dès cet instant, l’amour qu’avait pour elle Novalis se trouva comme transfiguré ; il devint une ardente et fiévreuse passion, alluma dans son cœur et dans son cerveau une flamme qui, désormais, ne devait plus s’éteindre… De loin comme de près, le jeune homme n’avait de pensée que pour sa Sophie. Quand elle fut transportée à Iéna, afin d’y subir une opération qui n’eut au reste d’autre effet que de hâter sa fin, il obtint un congé et accourut près d’elle. Jour et nuit, il la veillait, retenant ses larmes pour rire avec elle, la consolant, l’amusant, inventant de beaux contes dont elle était ravie. Et le premier miracle que produisit ce magnifique amour fut d’éveiller l’âme de Sophie elle-même. Au contact de l’âme brûlante de Novalis, cette enfant « profondément froide » s’échauffa, s’épanouit, devint une femme… Elle mourut le 19 mars 1797, après avoir exigé que Novalis s’éloignât d’elle pour n’avoir pas l’angoisse de la voir mourir… Longtemps ensuite le jeune homme vécut plongé dans le souvenir de sa

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1900.