Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde : il va, vient, s’arrête, s’oriente, s’égare, et retourne sur ses pas. Chaque progrès, partiel, imparfait, mélangé, impose son revers, exige sa rançon. La vie neuve traîne après elle la dépouille des formes anciennes. Tout cela ne fait pas un bien beau mélange, et rien n’est plus aisé que de le rejeter en bloc ou de n’y voir que le mal. Mais il est possible aussi, il est meilleur peut-être d’y voir le bien, d’en accueillir avec piété l’héritage et de penser à le conserver, à l’accroître, à le transmettre, en remerciant ceux desquels on l’a reçu. Respectons l’œuvre des bienfaiteurs illustres ou inconnus, et tâchons d’y ajuster notre pierre. L’ordre véritable c’est l’ordre concret, positif, celui qui est réalisé par la vie, celui que nous pouvons percevoir dans les choses et qu’il ne nous appartient pas de concevoir pour le leur imposer. Notre puissance d’action n’en est point diminuée, et la volonté n’en conserve pas moins son rôle, mais comme auxiliaire et collaboratrice de cet ordre auquel elle doit se soumettre pour le servir. Il y a un ordre anglais, qu’il faut reconnaître et promouvoir, au lieu de se révolter contre lui et de lui vouloir substituer je ne sais quel ordre abstrait et scientifique. Il y a un ordre français, dont l’idéologie du XVIIIe siècle nous a fait perdre le sentiment et dont les impérieuses exigences de la vie nationale nous font chercher la formule à travers les révolutions. Quelles que soient les forces en cause, on ne commande à la nature qu’en lui obéissant et en travaillant dans son propre sens, soit pour l’y maintenir, soit pour l’y ramener. L’intransigeance logique d’un Wells ne peut le conduire qu’à la mauvaise humeur et à l’impuissance, engendrer autour de lui que l’inquiétude et le désarroi. Le sens réaliste d’un Tennyson, d’un Kipling, leur soumission aux disciplines traditionnelles, produisent en eux une sereine confiance et assurent l’efficacité de leur génie : il perçoit l’ordre avec force, le célèbre avec enthousiasme et le sert avec foi.

S’il faut désespérer des transformations radicales selon les plans de la science et les décrets du socialisme, quel autre refuge reste-t-il au réformateur que l’utopie ? M. Wells est obligé, pour nous montrer la terre renouvelée par son idéal, d’imaginer un prodige[1]. C’est qu’il a placé, en effet, cet idéal hors des conditions et des réalités de la vie. Il a méconnu ces

  1. Au temps de la Comète.