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cercle et le café ; la femme continuait le travail et l’effort, car l’administration d’une maison était alors une tâche compliquée, laborieuse et absorbante. On fabriquait tout sur place, avec ses propres moyens, depuis le pain qu’il fallait pétrir et cuire chaque semaine, jusqu’aux remèdes d’urgence contre la colique et l’apoplexie, dont les recettes étaient consignées sur le livre de raison, sans parler des chemises que l’on portait et du linge qui garnissait la table. Que de travaux, de soins, de soucis étaient nécessaires pour tirer la toile blanche des petits champs de lin qui, au mois de mai, mettaient leurs jolies taches bleues sur la nappe verte des blés ! Jeunes femmes, dont le Louvre et le Bon-Marché comblent les désirs, vous ne soupçonnez pas le dur labeur qu’a coûté à vos aïeules le linge, peut-être un peu rude, qui remplit les vieilles armoires !

La première levée, la dernière couchée, la maîtresse de maison pressait les servantes, mettait volontiers la main à l’œuvre, et elle était telle, aux détails et aux nuances près, non seulement dans les familles modestes récemment sorties du travail de la terre, mais dans les plus élevées, dans la maison d’un premier Président sous la Restauration, dans celle d’un député riche sous le gouvernement de Louis-Philippe. La femme gagnait à cette vie bien remplie l’habitude de commander, de prévoir, de décider, d’agir. Il n’est pas étonnant que, dans les momens difficiles, elle se montrât souvent plus résistante, plus énergique et plus ambitieuse que le mari. Il y a quelques années, j’étais allé féliciter un ami de collège auquel de beaux travaux avaient valu une situation enviée dans l’enseignement supérieur. « C’est à ma mère que je pense, » me dit-il, et, les yeux humides, il me montra dans une petite boîte un dé et quelques aiguilles piquées sur un morceau de drap. Le père, découragé par des revers, voulait lui donner un métier quelconque au sortir de l’école primaire, la mère s’y opposa et, par un travail de nuit épuisant dont elle devait mourir, elle paya jusqu’au dernier les trimestres d’une demi-pension au lycée. La remarque de Taine était profondément juste.

Elle le serait peut-être un peu moins aujourd’hui. Depuis quarante ans, la vie moderne a pénétré partout ; le travail s’est divisé, spécialisé ; la tenue d’une maison est infiniment plus simple et plus facile ; on n’y fait plus ni le pain, ni le linge, ni le remède contre l’apoplexie. La jeune femme, qui est sortie de