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doit à la Grèce, tandis que Rome n’a qu’une faible part dans son œuvre, et une part plus faible encore peut-être dans sa pensée. Si cette disproportion était fortuite, il suffirait de la signaler au passage : mais il vaut la peine d’y insister si, comme il nous semble bien, elle a sa cause première dans certaines tendances, — disons même : dans certaines erreurs, — de l’auteur des Poèmes Antiques.

Ce n’est pas en effet par caprice, ni sans y avoir réfléchi, qu’il s’est décidé à laisser dans l’ombre l’antiquité latine, tandis qu’il projetait sur l’Hellade l’aveuglante lumière de son imagination épique. Il pensait vraiment que cette seconde antiquité était trop inférieure pour mériter son attention. « Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, écrivait-il dans sa préface de 1852, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates. » Il ne dit pas « en fait d’art : » l’hyperbole serait trop paradoxale ; il dit « en fait d’art original ; » le mot prend toute sa valeur si on le rapproche des théories qui régnaient alors dans la critique, et auxquelles Leconte de Lisle avait apporté l’adhésion de son dogmatisme intransigeant. C’était un article de foi pour tous les historiens de la littérature, depuis Voss et Schlegel, qu’une seule forme de poésie, — de poésie épique spécialement, — était digne de ce beau nom : celle qui était « naturelle, » instinctive, spontanée, jaillie subitement de l’inspiration populaire et des entrailles même de la nation. Toutes les œuvres nées ainsi, l’Iliade comme le Ramayana, et la Chanson de Roland comme l’Iliade, étaient infiniment vénérables ; toutes les autres, quelque inégale qu’en fût la valeur d’exécution, étaient rejetées en bloc comme « savantes » et artificielles. Entre l’Enéide et la Henriade, voire la Pucelle de Chapelain, il ne pouvait y avoir qu’une différence de talent : peu de chose en vérité ! Nous sommes un peu revenus de cette simplification outrancière : nous admettons fort bien qu’une épopée puisse être belle sans être le résultat d’une collaboration anonyme et inconsciente, ou, pour mieux dire, nous ne croyons plus guère à cette collaboration ; maints indices, comme ceux qu’a rassemblés M. Bréal dans son étude si spirituelle Pour mieux comprendre Homère, nous font apercevoir, dans les poèmes réputés les plus « primitifs, » des œuvres de réflexion et déjà même d’artifice. Mais en 1852 la distinction qui, de plus