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en plus, pour nous s’efface, s’imposait encore tyranniquement. Or, à cet égard, la Grèce offrait une riche floraison de poésie dite « primitive, » Rome aucune. l’Iliade et l’Odyssée étaient saluées par les historiens, et par Leconte de Lisle après eux, comme les produits de toute une foule obscure qui avait, eu du génie sans le savoir et le vouloir : chez les Latins, cette littérature « populaire » existait si peu que certains critiques s’étaient résolus à la supposer de toutes pièces ; Niebuhr prétendait qu’il avait dû y en avoir une et qu’elle avait péri, d’autres démontraient qu’elle n’avait pas dû naître ; mais le plus certain était qu’on ne pouvait la trouver nulle part. Nous en prenons volontiers notre parti, mais pour les gens d’alors, c’était une tare ineffaçable, et c’en était déjà assez pour détourner de Rome un poète nourri des doctrines historiques à la mode.

A cela s’ajoutait une autre raison. Pour peu que l’on feuillette les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares, on voit très vite que Leconte de Lisle s’est proposé d’écrire beaucoup moins l’histoire générale de l’humanité que son histoire religieuse. A toute époque et dans toute forme de civilisation, ce sont les croyances et les cultes qui ont le plus sollicité sa curiosité méditative. Sur ce point encore, Rome devait lui paraître peu intéressante ; non que ce ne soit pas une cité religieuse : bien au contraire, la piété y a joué un rôle primordial, que Fustel de Coulanges a magistralement défini ; mais cette piété s’est traduite par des actes, par des habitudes morales et sociales, et de cela Leconte de Lisle n’a cure. Ce qu’il aime, c’est l’instinct religieux en tant qu’il invente et crée, en tant qu’il met en jeu L’imagination humaine, en tant qu’il est poétique. Or nul peuple peut-être n’a eu l’âme moins mythologique que les Romains : leurs rares légendes indigènes du Latium, toutes ternes et sèches, ont été oubliées de très bonne heure lorsqu’ils ont connu les belles fables helléniques. Dès lors, que peuvent-ils fournir à Leconte de Lisle ? Quel nom divin, quel mythe, quel symbole offrent-ils à son évocation ? De quels échantillons imposans, charmans ou bizarres, enrichiraient-ils ce « Musée des religions » que forme le recueil des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares ? On a beaucoup plaisanté l’affectation que mettait Leconte de Lisle à écrire Zeus ou Ares au lieu de Jupiter ou Mars : mais en vérité, il y avait là plus qu’une manie de pédantisme puéril. Par cette réforme du vocabulaire, il donnait