Et enfin, peintre attentif de la vérité la plus particulière, la plus
strictement propre à une époque déterminée, il ne manque pas
de mentionner certains faits qui importent surtout à la couleur
locale, comme les prodiges dont s’alarme la crédulité des
vaincus et dont il copie presque la liste chez Tite-Live,
La foudre au Capitolin
Tombe, le bronze sue, et le ciel rouge est terne.
Mais, en même temps que l’artiste, en lui, se complaît au spectacle des réalités disparues, le psychologue sait démêler les
sentimens par lesquels ses personnages sont assez près de nous
pour que nous puissions encore sympathiser avec eux. La confiance outrecuidante des Romains au début de la guerre, leur élan
irréfléchi contre un ennemi beaucoup plus rusé qui, « pensif
et triomphant, » savoure déjà sa victoire, puis, après les premières défaites, leur attente angoissée d’une défaite pire encore,
le deuil, la supplication exhalée vers les dieux, toute cette crise
morale, dont Tite-Live nous a déroulé longuement les agitations
terribles, apparaît ici résumée en quelques phrases d’une brièveté pleine de sens et de force.
Il faudrait interpréter de même les trois sonnets sur Antoine et Cléopàtre. Ce serait en restreindre fâcheusement la portée que de n’y voir, comme on le fait souvent, que des sortes de panneaux décoratifs. On peut les prendre comme tels, certainement, et ils sont admirables pour le relief du dessin et la magie chatoyante des tonalités. Mais pour qui se rappelle l’évolution de la société romaine, cette histoire, qui n’a d’abord l’air que d’être une histoire d’amour dans un cadre d’une somptuosité voluptueuse, prend une valeur symbolique extraordinaire. Qu’est-ce que cet Antoine, « guerrier désarmé, » ivre de parfums et de caresses, qui retrouve un instant, un « soir de bataille, » sa vigueur d’autrefois, mais qui très vite retourne à son esclavage sensuel, se consolant de sa défaite et de l’empire à jamais perdu, pourvu qu’il puisse bercer le sommeil d’une enfant lascive ? qu’est-ce, sinon un exemplaire remarquable de la vieille âme romaine, positive et militaire, forte et brutale même, qui s’est laissé peu à peu captiver et dissoudre par la mollesse perfide de l’Asie ? Tous les moralistes anciens ont déploré cette conquête corruptrice des vainqueurs par les vaincus ; tous les historiens modernes, de Michelet à Ferrero, en ont savamment disserté :