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Heredia nous la fait sentir, loucher presque, en une vision aussi suggestive pour la pensée que vivante pour les yeux.

Jusque dans les Sonnets épigraphiques, — bien que l’inspiration en soit plus occasionnelle et en paraisse plus mince, — on retrouverait ce don d’envelopper dans la description des réalités contingentes quelque réflexion plus profonde. Voici, par exemple La source. En nous représentant le pâtre nomade qui verse sur la dalle de la voie romaine un peu de l’eau qu’il a puisée dans le creux de sa main, croit-on que le poète ait seulement cédé au désir de noter une altitude pittoresque ? Non, il a voulu nous faire mesurer la puissance cachée des vieilles superstitions indigènes que le paganisme gréco-latin recouvre sans les anéantir, — et même, pourquoi ne pas généraliser davantage ? — la durée pour ainsi dire indéfinie des rites primitifs au milieu de croyances plus évoluées. Tout ce que les historiens, exégètes, sociologues et anthropologistes ont pu dire des « survivances » religieuses est condensé dans ce beau vers :


Il a fait malgré Lui le geste héréditaire.


Voici encore le sonnet Aux montagnes divines, et celui de l’Exilée. Nous y rencontrons quelques-uns de ces vers « archéologiques, » si l’on peut dire, qui séduisent surtout l’érudit ou l’artiste :


Ayant fui l’ergastule et le dur municipe.
………………..

Et le Flamine rouge avec son blanc cortège.


Mais le cas de l’esclave Geminus ou celui de Sabinula, bannie par César, servent surtout à nous rappeler les bases d’injustice et de violence sur lesquelles a reposé l’édifice romain. Le dernier sonnet en particulier est merveilleux par l’art de reconstituer toute une existence, toute une âme, en partant d’un simple et bref indice, et cela sans fiction, sans roman, rien que par la méditation réfléchie de la vie antique. Ce sonnet de Sabinula n’est pas seulement, comme M. Jules Lemaître l’en a loué, le plus émouvant du recueil, c’en est aussi peut-être le plus magistralement et profondément historique.

En somme, c’est dans cette alliance entre la large synthèse et l’exactitude minutieuse, que réside l’heureuse originalité de Heredia. Sans les détails matériels qu’il nous donne sur eux, et