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cette horreur des Français qui demeura toujours en lui comme un instinct primitif. Il comprit obscurément qu’il y avait par le monde de très méchantes gens, qu’il devait détester pour le chagrin qu’ils causaient à son père. Mais sa vie n’en fut pas assombrie. Une vaste demeure, où l’on peut se mouvoir et courir à l’aise ; un beau jardin, avec des allées qui paraissent larges comme des routes, et des bosquets plus grands que des forêts ; une sœur, des frères, compagnons toujours prêts : que faut-il de plus à un enfant pour être heureux ? Lorsqu’on fermait les livres et les cahiers, la leçon finie, c’était une course folle à travers les longs couloirs. Giacomo, l’aîné ; Carlo, d’un an plus jeune que lui ; Paolina, la fille ; et un peu plus tard, Luigi, criaient, riaient, bondissaient, se livraient aux jeux qui séduisent d’ordinaire les petits, et à d’autres encore, plus beaux, que Giacomo était habile à inventer. On ne se contentait pas, en effet, d’échanger des coups dans les règles : la bataille prenait une allure épique ; l’un devenait César, l’autre Pompée : c’était le seul cas où Giacomo-Pompée consentît à être battu. Mieux encore, on jouait au triomphe. Il faudrait avoir l’esprit mal fait, pour ne pas voir combien les chariots qui servent à sortir les plantes des serres, le printemps venu, ressemblent à des chars antiques ! Le triomphateur montait donc sur le char solennel, et se laissait traîner avec majesté par les esclaves, fils du jardinier. Carlo était réduit au rôle modeste de licteur ; et Paolina applaudissait. Quelquefois, cousins et cousines venaient renforcer la troupe ; le vacarme commençait avant qu’on fût descendu au jardin, et Monaldo, qui travaillait dans la bibliothèque, au rez-de-chaussée, devait intervenir pour qu’on fit moins de bruit. Quelquefois, au contraire, on allait chez les cousins faire visite : vite, on organisait des jeux dans un coin du salon ; et quand il fallait les interrompre pour partir, volontiers, on aurait pleuré.

Ce qu’il faut retenir, c’est l’étonnante précocité de Giacomo, qui se révèle dans ses amusemens mêmes ; non point précocité factice, fruit d’un dressage savant, qui transforme les enfans en petits vieillards ; mais spontanéité d’une nature richement douée : presque trop richement. Toutes ses émotions étaient violentes ; il entrait dans des colères terribles, qui terrorisaient ses frères ; il tombait dans d’étranges accès de sensibilité. La musique produirait sur lui des impressions si vives, qu’il ne pouvait