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sans discernement, tous ceux qu’il rencontra sur son chemin ; qu’il suivit les ventes et les marchés, curieux de l’utile aussi bien que du rare. Il acquit à peu de frais les collections dont les couvens se débarrassaient, au moment de l’invasion française ; et d’autres encore, au moment de la dissolution des ordres monastiques : si bien qu’il réunit le plus beau fonds qu’homme de province pût se vanter de posséder. Il répartit ses 16 000 volumes en quatre belles salles, soigneusement ordonnées ; et il écrivit sur la porte d’entrée en grands caractères : Filiis, amicis, civibus Monaldus de Leopardis bibliothecam. Les amis et les hôtes, à vrai dire, ne vinrent guère, car on se souciait peu de culture intellectuelle à Recanati : mais de ce vaste royaume, Giacomo fut le roi.

Plus que le vieux précepteur, qui commença l’éducation des fils après celle du père, don Giuseppe Torres ; plus que l’abbé Santini, appelé à lui succéder, ses vrais maîtres, ce sont les livres, qu’il va lui-même prendre sur les rayons, à son gré. On le voit qui plie sous le poids des in-folio, trop lourds pour ses jeunes bras. Ni sa sensibilité, ni son imagination ne trouvent matière à s’exercer : alors les forces vives de sa nature, qu’il faut qu’il dépense, s’appliquent à l’érudition. L’étude devient pour lui une passion, dans toute la force du terme. Il travaille comme on aime. Il a une soif ardente d’apprendre vite, de savoir beaucoup, d’embrasser toutes les connaissances humaines. Il s’engage, par une sorte de nécessité, dans la seule voie qu’il trouve ouverte devant lui ; et on l’y pousse. On tire vanité de cet enfant prodige, qui est en même temps un enfant sage ; on fait valoir la précocité de ses connaissances. On donne des séances académiques, où l’on réunit les membres de la famille, et où l’on interroge le petit Luigi sur l’histoire sainte, Paolina sur le latin, les deux aînés sur les belles-lettres, sur la philosophie, sur l’histoire, sur tout : Giacomo brille. Encore est-ce lui qui aide secrètement les autres à faire leurs compositions ; et il a inventé un alphabet par signes, qui lui permet de souffler les réponses à ses frères, dans les cas embarrassans. La plus solennelle de ces cérémonies a lieu en 1812 : un programme imprimé, distribué à l’avance aux amis et aux parens, annonce que les jeunes Leopardi sont prêts à défendre contre tout venant cent vingt propositions de métaphysique, de morale, de chimie et d’histoire naturelle, tant en italien qu’en latin. Le précepteur