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estime qu’elle en prit de moi longtemps avant m’avoir vu, sont des accidens très dignes de considération. »

Or, dans l’édition que la même Mlle de Gournay procura quarante ans après, en 1635, l’éloge dont il s’agit reparaît, mais singulièrement modifié ; et c’est à savoir sous cette forme : « J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l ‘espérance que j’ai de Mlle de Gournay-le-Jars ma fille d’alliance et certes aimée de moi paternellement. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses. Le jugement qu’elle fit des premiers Essais et femme et en ce siècle et si jeune et seule en son quartier et la bienveillance qu’elle me voua sur la seule estime qu’elle prit de moi longtemps avant qu’elle m’eût vu, sont des accidens de très digne considération. »

Les différences entre ces deux textes sont très considérables et semblent très significatives. Ce qui disparaît de l’un à l’autre, ce sont les expressions où l’affection de Montaigne pour Mlle de Gournay et celle de Mlle de Gournay pour Montaigne sont peintes comme passionnées : « Enveloppée en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre être ;... je ne regarde plus qu’elle au monde... la véhémence fameuse dont elle m’aima et me désira longtemps... »

Pour quelle raison Mlle de Gournay a-t-elle ainsi éteint en 1635 le texte de 1595 ? On ne dira pas que ce fut pour que Mme de Montaigne ne prît point ombrage et chagrin des expressions vives que nous venons de souligner, puisqu’en ce cas, c’est en 1595 qu’elles auraient dû être effacées, et en 1635, Mme de Montaigne étant morte, qu’elles auraient dû reparaître.

Ce refroidissement du texte est-il l’effet d’un accès de modestie qui aurait pris Mlle de Gournay en 1635 ? Tout ce qu’on sait de Mlle de Gournay ne la présente pas à nos yeux comme étant d’une modestie facile à effaroucher. Il y aurait plutôt à croire qu’une certaine crainte de quelque ridicule a porté Mlle de Gournay à atténuer les hyperboles vraiment étranges du premier texte (surtout le je ne regarde plus qu’elle au monde. »

Et ce remaniement si profond rend à mes yeux les deux textes très suspects. Au fond, il faut dire les choses comme elles sont, mon opinion secrète est que l’un et l’autre textes sont de Mlle de Gournay, qui, — exemple, son édition de Ronsard, — n’avait pas des scrupules d’éditeur intransigeant ; qu’elle a d’abord rédigé (peut-être sur un texte oral de Montaigne) l’éloge