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la retracer ici d’après un document de premier ordre, la correspondance qu’ils échangèrent depuis le début de leurs relations jusqu’en pleine Révolution : cent-dix lettres de Condorcet, souvent copieuses, avec les réponses de Mme Suard. C’est un premier attrait de cette correspondance, qu’elle s’étende sur un plus long espace de temps qu’aucune autre série de lettres de Condorcet, de l’année 1771 à l’année 1791. C’en est un autre que lettres et réponses y alternent, et que nous puissions entendre les deux voix du dialogue. Il est d’ailleurs aisé d’en apprécier la valeur inestimable. Dans la correspondance de Condorcet publiée jusqu’à ce jour — et qui n’est pas parmi les plus importantes que nous ait laissées le XVIIIe siècle, — on trouve peu de ces lettres intimes où chaque mot peint celui qui les a écrites. Les lettres à Turgot forment un recueil de grande valeur ; mais ce sont des lettres adressées à un homme, à un haut fonctionnaire épris de science ; les questions politiques et scientifiques y tiennent, comme il est juste, beaucoup de place. Nous avons les lettres de Mlle de Lespinasse à Condorcet, et elles sont bien curieuses ; mais nous n’avons pas les lettres de Condorcet à Mlle de Lespinasse. Ici les deux correspondans causent, la plume à la main, et sans surveiller leur plume. Ils échangent les nouvelles qu’ils ont recueillies et les commentent en tout abandon. Ils s’entretiennent du livre qui vient de paraître, de la pièce qui vient d’être jouée, du discours qui vient d’être lu, et en donnent leur impression toute vive. Amie ou ennemie, mainte silhouette contemporaine y est dessinée au passage, au hasard de la rencontre, par touches et retouches successives. Surtout ils nous renseignent sur eux-mêmes, sur l’état de leur âme, sur les aventures de leur sensibilité : le portrait auquel ils reviennent sans cesse, c’est le leur. Peut-être se fût-on passé de faire une aussi longue connaissance avec Mme Suard ; on aurait eu bien tort ; mais nulle part ailleurs on ne pénètre aussi avant dans l’intimité de Condorcet ; il est ici peint par lui-même, au naturel ; on voit l’homme, son caractère, sa complexion, son humeur ; on saisit les traits essentiels, les dispositions premières qui expliquent toute une vie.

Ces lettres, toutes recopiées de la main de Mme Suard, mises en ordre, et annotées par elle, vraisemblablement en vue de la publication, forment trois cahiers en parfait état, conservés dans les riches archives du château de Talcy. Mme Suard avait gardé