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deviendra bientôt le secrétaire perpétuel. Il aurait pu être un grand géomètre. Mais il est d’un siècle où les esprits les mieux doués ont la tournure encyclopédique, et plutôt que de se confiner dans l’étude des mathématiques, il s’est lancé dans les travaux de vulgarisation avec, pour fin dernière, le bonheur du genre humain. « Causez avec lui, dira Mlle de Lespinasse, lisez ce qu’il a écrit ; parlez-lui philosophie, belles-lettres, sciences, arts, gouvernement, jurisprudence... il n’ignore rien, pas même les choses les plus disparates, à ses goûts et à ses occupations : il saura les formules du Palais et les généalogies des gens de la Cour, les détails de la police et le nom des bonnets à la mode[1]... » D’Alembert, avec qui l’avait mis en rapports la nature de ses premiers travaux et sur qui de bonne heure il se modela, idées et sentimens, est celui qui exerça sur sa destinée, et de toutes manières, l’influence décisive. Il l’enrôla dans la troupe encyclopédique, le mena à Ferney, le présenta dans le monde, et l’attacha comme « second secrétaire » à la personne de Mlle de Lespinasse, auprès de qui il remplissait lui-même, de la manière qu’on sait, les fonctions de premier secrétaire et de factotum irremplaçable. Celle-ci, par un juste échange de bons procédés, s’est chargée de faire l’éducation sociale et mondaine du géomètre philosophe, et de le former aux usages. Elle va au plus pressé : « Je vous recommande surtout de ne point manger vos lèvres, ni vos ongles, rien n’est plus indigeste, je l’ai ouï dire à un fameux médecin... quand vous parlez, de ne pas vous mettre le corps en deux, comme un prêtre qui dit le Confiteor à l’autel... Je vous recommande aussi vos oreilles qui sont toujours pleines de poudre[2]. » Condorcet est alors très répandu, très occupé, très invité, en correspondance ou en conversation avec de fort belles dames éprises de philosophie ou des philosophes. Il brille peu, tout marquis de Condorcet qu’il soit, et en dépit des précieuses recommandations de Mlle de Lespinasse. Elle le reconnaît dans le portrait qu’elle a tracé de lui, portrait si pénétrant et où la vérité perce si bien sous le vernis conventionnel du panégyrique ! « Sa physionomie est douce et peu animée ; il a de la simplicité et de la négligence dans le maintien. Ceux qui ne le verraient qu’en passant diraient plutôt : Voilà un bon homme, — que : Voilà un homme d’esprit...

  1. Mlle de Lespinasse. Portrait de Condorcet.
  2. Mlle de Lespinasse, Correspondance.