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On ne peut donc pas dire qu’il soit d’une bonne conversation, au moins en société, car il paraît presque toujours ou distrait, ou profondément occupé... Il écoutera le récit d’un malheur avec un visage calme et quelquefois riant... » Il avait l’air d’un sot. N’était-ce qu’un air ? Cette niaiserie que traduisait toute la personne n’allait-elle pas plus loin que l’expression du visage et l’attitude ? Dans quelle mesure était-elle synonyme de cette « bonté » sur laquelle amis et amies ne tarissent pas ? Toujours est-il que cette bonté est « la qualité la plus distinctive et la plus absolue de son âme. » Et c’est là qu’il faut toujours en revenir. Cette bonté est universelle et s’étend à quiconque en a besoin, comme elle prend toutes les formes et embrasse tous les genres. « Avec cette bonté il pourrait se passer de sensibilité ; eh bien ! il est d’une sensibilité profonde[1]... » Bref, dans un siècle qui est celui de la vertu autant que des lumières, et où tout le monde est bon, depuis Berquin jusqu’à Robespierre, il a trouvé le moyen de se faire une espèce de monopole d’une qualité si généralement répandue. Il est le bon Condorcet.

Amélie Panckoucke était la plus jeune sœur du fameux éditeur. Elle avait passé à Lille, sa ville natale, toute sa jeunesse. Quand son frère vint s’établir à Paris, en 1764, elle l’accompagna. Elle avait vingt et un ans. Les premiers temps du séjour parisien avaient été assez tristes pour la petite provinciale dépaysée, « quand M. Suard parut. » Cinquante-quatre ans plus tard, Mme Suard pouvait encore écrire : « Sa coiffure, la couleur de ses habits, son bras en écharpe (il sortait d’un violent accès de goutte), mais surtout ses manières, ses regards, la conversation intéressante qu’il eut avec moi, tout m’est resté présent[2]. » C’était un homme des plus séduisans, qui était arrivé à se faire dans le monde des lettres, avec peu d’œuvres et beaucoup d’agrément personnel, une situation brillante. Il avait trente-deux ans : les âges étaient en proportion. Panckoucke demeurait près de la Comédie-Française ; Suard avait ses entrées à ce théâtre : ce lui fut une occasion de voir souvent la jeune Amélie. Mais Panckoucke, — deuxième de la dynastie, — s’il était par ses idées du parti des philosophes, était, par la nature de ses affaires, surtout par le Journal de Fréron, lié avec tous leurs

  1. Mlle de Lespinasse, Portrait de Condorcet, passim.
  2. Mme Suard, Essais de Mémoires sur M. Suard. Paris, 1820.