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ennemis. Il avait des préventions contre Suard. Cependant la jeune fille maigrissait, dépérissait. La résistance de Panckoucke dura six mois ; Buffon et d’Holbach s’entremirent ; enfin il consentit et fit le nécessaire : « Mon frère m’habilla parfaitement et me donna 2 000 écus[1]. » Le mariage fut célébré le 17 juin 1766.

Il faut lire les termes dans lesquels Diderot annonce la nouvelle à Mlle Voland :

« M. Suard est marié d’hier. Depuis environ un mois qu’il m’a confié cette folie qu’il vient de consommer, je porte un malaise dont je ne suis pas encore quitte. Suard est un homme que j’aime ; c’est une des âmes les plus belles et les plus tendres que je connaisse ; tout plein d’esprit, de goût, de connaissances, d’usage du monde, de politesse, de délicatesse. Qu’un Carmontelle, qu’un comte de Nesselrode, qu’un Grimm même se marient, je ne serai point inquiet de leur bonheur. Les premiers sont des pierres, et le dernier, quoique sensible, a tant de courage, de ressources et de fermeté ! Mais Suard, le triste, le délicat, le mélancolique Suard ! S’il n’a pas le cœur blessé de cent piqûres avant qu’il soit un mois, il faut que sa femme soit capable d’une attention bien rare. Lorsqu’il me consulta, je lui tins deux propos bien effrayans, ce me semble. « N’avez-vous pas été, lui dis-je, autrefois renfermé dans un cachot ? Eh bien ! mon ami, prenez garde de vous rappeler ce cachot et de le regretter. » J’ajoutai que je l’avais vu, il y a quelque temps, rôder sur les bords de la rivière ; que, quoiqu’il me fût cher et que je fusse vivement touché de son état, il m’avait causé moins d’inquiétudes qu’aujourd’hui ; car, après tout, ce n’était qu’un mauvais moment. Je l’invitai ensuite à venir passer une matinée chez moi, où nous causerions plus à notre aise d’une affaire qui demandait d’autant plus de réflexion qu’elle ne laissait à l’homme malheureux aucune ressource ; il me promit, et ne vint pas. J’ai entendu dire depuis qu’il y avait des raisons d’honneur et de maladresse. On ajoute que sa femme est très jolie et que, quand on était occupé à lui démontrer qu’on l’aimait, rien n’était plus facile que de pousser la démonstration trop loin. Mais j’ai l’âme malade. Je n’ai pas le courage de plaisanter. Il a peu de fortune ; ce qu’il en a est

  1. Mémoires de Mme Suard.