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précaire ; elle n’en a, elle, ni précaire, ni autre. Il est paresseux, fastueux, élégant, généreux ; elle est jeune, folle, gaie, dissipatrice, fastueuse, élégante. Les enfans viendront. Plus j’y réfléchis, plus cet homme me parait perdu. Grimm prétend que s’il ne s’est pas noyé, ce n’est qu’une partie remise. Il y a quelques jours que je disais à la Baronne que ce maudit mariage était un de ses forfaits[1]. » Toute la grossièreté du personnage s’étale dans ces quelques lignes.

En dépit des calomnies de Diderot, Mme Suard reçut tout de suite dans la société de son mari, qui devint la sienne, l’accueil dont elle était entièrement digne. Citons en premier lieu les Necker, des amis qui seront des bienfaiteurs, Mlle de Lespinasse et d’Alembert, Mme de Marchais et son amant M. d’Angivilliers, Saint-Lambert et son amie Mme d’Houdetot : « Elle louchait horriblement et il était difficile d’apercevoir la personne sur laquelle s’arrêtaient ses regards[2]. » Seule Mme Geoffrin, qui avait désapprouvé le mariage de Suard, pour insuffisance de dot, bouda deux ans. Elle rencontra Mme Suard chez les Necker, comprit le mari, invita la femme. « Peu de jours après, notre portière me remit un rouleau où je trouvai une robe superbe[3]. » Dans la suite, elle les accabla de cadeaux... Mais il est temps de dégager de ce paquet de lettres intimes un portrait de Mme Suard, aussi ressemblant qu’il sera possible.

C’était une charmante femme, et bien de son temps, quoique honnête. Elle était jolie ; tout le monde en convenait, même les femmes. Son genre n’était ni la beauté, ni la grâce mutine, ni l’ingénuité provocante ; mais elle avait une expression de douceur et de naïveté, un de ces regards limpides et transparens qui donnent la sensation presque physique qu’on lit jusqu’au fond de l’âme. C’était, au gré de Condorcet, son charme incomparable. Il y revenait chaque fois qu’il parlait d’elle : « Elle a dans l’âme et dans la figure la candeur la plus pure et la sensibilité la plus touchante[4]. » C’était le thème des complimens qu’il lui adressait : « Vous êtes la seule jolie femme dont les yeux peignent le sentiment tel qu’il est et ne trompent jamais. » Qu’en savait-il ? Mais il la voyait ainsi.

  1. Diderot, Lettres à Mlle Voland, 18 janvier 1766.
  2. Mémoires de Mme Suard.
  3. Mémoires de Mme Suard.
  4. Lettres à Turgot, publiées par M. Ch. Henry, Paris, 1882.