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Elle le laissait dire, et y trouvait du plaisir, comme il est naturel. Comme il est naturel aussi, elle était coquette. Elle l’était, en qualité de jolie femme et pour son compte personnel, mais aussi parce qu’elle était femme et pour le sexe tout entier. « M. Thomas nous a lu son morceau sur les femmes ; il me semble qu’il ne leur refuse ni aucune des vertus, ni aucune des grâces, ni aucun des talens que la nature leur a donnés. Personne ne nous a mieux traitées encore, mais il nous juge et ne nous sent point. Il n’a point la chaleur de son sujet, il n’en a point la sensibilité ni le charme. On peut, en nous disant beaucoup d’injures, nous plaire davantage. Nous sommes comme cette femme russe qui ne croyait point que son mari l’aimât à moins qu’il ne la battît. M. Deleyre, qui serait capable de les battre, lui a dit, après l’avoir entendu : On voit bien que vous ne les aimez pas. » Suard ne la battrait jamais, il fallait en désespérer ; c’est pourquoi elle rêvait d’un peu de violence. Elle avait, depuis son mariage, et s’il faut l’en croire, côtoyé la grande passion. « Il y a eu un homme qui a été assez fou pour m’aimer avec passion en voyant tous les jours celle que j’avais pour mon bon ami. C’était un acharnement et comme une destinée... » Peut-être qu’elle exagère. Les choses ne furent peut-être pas aussi terribles qu’elle les imagine. Mais il est facile de voir qu’elle serait désolée de n’avoir pas eu à repousser cet amour fatal.

Elle était un peu maniérée ; et voici une page qui eût fait pâmer l’hôtel de Rambouillet par le mélange de la préciosité avec la galanterie. Un soir qu’elle est auprès de Suard — le bon ami — et de La Harpe fort absorbés dans une partie d’échecs, elle écrit à Condorcet : « Je viens de leur faire une petite dissertation sur les baisemens de mains qui les a fait rire tous les deux. M. de La Harpe, qui venait de baiser la mienne, y a donné lieu. Il prétend qu’il n’y met que de la politesse et qu’il a l’air de baiser une main de marbre. Je leur disais que j’étais disposée à juger de la manière d’aimer d’un homme par celle dont il baise la main d’une femme. Ne riez point, je vous assure que c’est un indice assez certain. Je vous ai cité comme un modèle de délicatesse dans ce genre. « Il ne m’a jamais baisé la main, leur disais-je, que je n’aie senti toute son âme sur cette main... » Il y a un homme dans le monde dont je n’avais nulle opinion pour la manière d’aimer, mais qui, depuis qu’il