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m’a baisé la main, tient un rang distingué dans mon estime. L’abbé Arnaud, qui a plutôt des momens de fougue que de tendresse douce, ne prend la main d’une femme que pour la fouler, lui donner des crampes et la mordre. Il me joue sans cesse de ces tours-là et me fait jeter les hauts cris. Rien ne m’effraie plus que cette manière d’aimer. Je ne crois plus avoir un homme auprès de moi, mais un satyre. » Allons ! Il ne fallait pas grand’chose pour l’effaroucher.

Nous n’avons donné encore que l’impression première, un crayon superficiel de cette gracieuse physionomie. Mais voulez-vous connaître maintenant le fond de la nature ? Amélie Suard est tout sentiment. L’émotion, qui chez d’autres est un trouble passager, lui est un état habituel. Amour, amitié, enthousiasme, pitié, reconnaissance, espoir, tendresse, tout ce qui monte du cœur à la tête et fait travailler l’imagination, c’est de quoi elle est sans cesse occupée. Rien n’existe pour elle, hors ce qui « intéresse. » Aussi bien on le devine aux airs penchés, à l’attitude rêveuse qui lui est familière. « Je crois vous voir, lui écrit Condorcet, assise tranquillement sur un banc, un livre devant vos yeux que vous ne lisez point, uniquement occupée d’aimer. Je voudrais que votre peintre vous vît dans ce moment. Combien votre portrait y gagnerait ! » Ce livre qui lui échappe des mains est peut-être un roman, dont elle était grande liseuse. Mais aux romans des livres elle préfère encore ceux de la réalité. Non contente de ses propres complications, elle se dépense pour les affaires sentimentales de son entourage. Elle en vit les péripéties. « Votre âme est trop agitée : jamais elle n’est indifférente, » lui dit Condorcet. Et elle répond : « Ah ! ce n’est pas toujours pour son plus grand bonheur que l’âme éprouve cette variété et cette vivacité d’impressions. La mienne, souvent bien agitée, se consume de sa vie, de sa chaleur, de son bonheur et de ses peines. » Ame inquiète, petite âme en proie à une continuelle et vaine agitation. Animula vagula.

Le sentiment engendre la mélancolie. Mme Suard est toujours près de s’attendrir et d’abord sur elle-même. Comme elle est parfaitement heureuse, il lui reste à s’apitoyer sur ses malheurs passés et sur cette époque de sa vie où elle avait besoin de tout son courage pour supporter les maux qui l’accablaient. Entendez par là les six mois que mit Panckoucke à consentir à son mariage. Elle a aussi la ressource de larmoyer sur son bonheur