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présent. Car enfin puisque ce bonheur ne peut plus croître, il ne peut donc que décroître. Et c’est là pour une âme tendre une pensée insupportable. On ne plaint pas assez les gens heureux.

Avec ce goût pour la rêverie, la solitude et les douces larmes, vous vous attendez que l’aimable petite bourgeoise se croira née pour la simplicité des champs. Vous avez prévu juste. « J’étais faite pour vivre loin du monde et près de la nature, pour n’avoir d’autres soins que les soins champêtres, d’autre travail que celui de cultiver des fleurs et des fruits. Combien la vue d’une ferme, qui me rappelle toujours les seuls plaisirs que j’aie goûtés dans mon enfance, me cause une impression plus douce que la vue du palais le plus élégant où jamais mon imagination n’a pu placer d’heureux habitans, tandis que tout naturellement je suis disposée à croire l’homme heureux sous un toit de chaume ! Ce sentiment ne m’est point particulier ; il se trouve dans l’âme de tous ceux qui ne sont pas trop éloignés de la nature ; et il prouve qu’elle nous avait appelés à un bonheur plus facile que celui que nous cherchons par tous les travaux du luxe. Combien aussi leurs ateliers sont moins agréables à voir que les travaux des laboureurs à qui nous devons tant de biens et que tous, je crois, seraient heureux, s’ils recueillaient une plus grande partie pour eux de ce qu’ils sèment pour tous ! Mon ami, M. Helvétius, avait raison de m’appeler la bergère Suard. »

Après cela, vous ne vous étonnerez pas de trouver sous sa plume des expressions telles que celles-ci : « Il me semble que je ne. vous ai pas vu hier : mon âme n’a pas parlé à la vôtre... Mon âme naturellement inquiète se plaît souvent à étendre le bienfait de votre amitié sur toute ma vie : c’est votre sein qu’elle va chercher dans ses douleurs. » Telle était en cette fin du XVIIIe siècle, après Richardson et Jean-Jacques, au temps de Gessner, des économistes et de Mme Riccoboni, la femme sensible.


II

Entre le bon Condorcet et la sensible Suard, qui ne voit combien il y avait d’affinités ?

Du plus loin ils auraient été attirés l’un vers l’autre. Mais, d’ailleurs, ils fréquentaient les mêmes sociétés : ils ne pouvaient