Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manquer de se rencontrer. Leur intimité ne date pourtant que de trois ans après le mariage de Mme Suard. Je ne sais sur quoi se fonde M. Antoine Guillois, le biographe de la marquise de Condorcet, pour écrire : « Ce n’était un mystère pour personne qu’avant le mariage de Mme Suard, Condorcet en avait été éperdument épris. Suard le savait et ne le pardonna jamais à Condorcet. » Pure invention. Leurs relations datent de 1769. « Il avait vingt-six ans au commencement de ma connaissance avec lui. Nous étions de même âge, à six mois près que j’avais plus que lui. » Tout de suite ils se plurent. Mme Suard se reprochera de lui avoir donné ses idées romanesques ; mais il riposte qu’il les avait bien sans elle. Chacun d’eux se retrouvait dans l’autre, ce qui est l’unique façon qu’on ait de se comprendre. Et lui aussi il pleurait aux romans ! Leur sentimentalité s’amalgama. Une crise que traversait Condorcet leur fut l’occasion de se rapprocher. « J’ai besoin d’une âme sensible qui me plaindrait, même quand j’aurais tort de me croire malheureux, devant qui je pourrais passer sans raison du sentiment du malheur à celui du bonheur et retourner bientôt à mon premier état, sans craindre de devenir à ses yeux un objet ridicule. » Ce rôle, c’était précisément celui auquel Mme Suard avait été de tout temps destinée par un décret nominatif de la Providence — à laquelle Condorcet ne croyait pas.

Elle y entra tout naturellement. Ce furent de doux entretiens pleins de confidences. Bientôt Condorcet ne supporta plus d’en être privé, même par l’absence : la correspondance servit à les continuer. Elle s’engagea lors d’un séjour qu’il fit chez sa mère, à Ribemont, près de Saint-Quentin, au printemps de 1771.


CONDORCET A MADAME SUARD

Vous m’avez permis, madame, de vous parler de mes peines et de mes regrets. Vous n’attendez pas de moi une correspondance bien agréable, mais vous aimez à être intéressée comme la plupart des femmes aiment à être amusées. Lorsqu’à Paris mon âme était souffrante ou agitée, votre conversation la consolait ou la calmait. Celle que nous eûmes ensemble, la dernière fois que je vous ai vue, a changé la disposition où me jetait mon départ. J’ai senti, en vous quittant, que j’étais plus affligé, mais qu’il y avait moins d’amertume dans ma tristesse. En me peignant votre situation, vous me traciez l’image d’un bonheur que la fortune m’a peut-être refusé pour toujours, et dont la nature m’a fait un besoin, et je voyais avec plaisir que