Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du moins il avait été accordé à deux personnes bien dignes de le goûter et que j’aime bien tendrement. A présent, vos lettres me feront une partie du bien que me faisaient vos discours, mais elles ne vaudront pas la douceur de vous voir et de vous entendre...


DU MÊME A LA MÊME

Je suis, madame, dans une petite ville de province où nous n’avons de lettres que deux fois la semaine et où un messager ivrogne les apporte quelques heures, et souvent un jour plus tard qu’il ne devrait. Je n’ai pas le sens commun ces jours-là ; je demande à chaque instant si cet homme est arrivé, je ne parle point d’autre chose ; le cœur me bat quand je le vois et les gens froids qui m’environnent croient que le ton du monde et la manie du bel esprit m’ont tourné la tête... Je suis assurément fort éloigné de l’état des gens qui n’aiment rien. Toute ma vie, j’ai presque toujours aimé quelque chose. A présent j’aime bien mes amis, mais... nous voulons être trop heureux. Nous sommes pour le sentiment comme les gens avides sont pour la fortune : il ne leur suffit pas d’être très riches, ils connaissent des fortunes plus grandes encore. Les trésors de l’amitié sont bien grands, ils suffisent aux besoins d’un cœur sensible, mais il y a d’autres trésors, et tant qu’ils manquent, on ne jouit qu’à demi des premiers...

Adieu, vos lettres me sont bien douces, elles me donnent un plaisir de l’âme qui y reste et qui la change. Mais toutes ne sont pas aussi consolantes que les vôtres.


MADAME SUARD A CONDORCET

... Vous êtes avide d’un bien dont votre sensibilité vous rend digne, je vous trouve heureux d’y placer la plus grande partie de votre bonheur. J’aimerais mieux, je crois, une passion malheureuse que le vuide du cœur : il est si doux d’avoir un sentiment profond habituel qui occupe toute votre âme, toutes vos pensées, qui est un motif, un encouragement à toutes vos actions, qui vous fait vivre sans cesse sous les regards d’un objet adoré, qui vous donne à chaque instant des craintes, des espérances, ou des souvenirs, qui exerce l’âme, l’imagination et la pensée de la manière la plus vive et la plus étendue ! Ah ! lorsqu’on a connu ce bonheur, qu’il est difficile d’en envisager un autre ! Si je pouvais en être privée, je crois que je consentirais à le racheter par trois années aussi malheureuses que celles qui l’ont précédé. Mais croiriez-vous qu’il y a dans mon bonheur quelque chose que je regrette ? La vivacité des peines qui accompagnent cette passion rend les momens de bonheur qu’il procure si enchanteurs !

Il y a ainsi entre deux amans je ne sais quel charme que l’habitude de se voir sans obstacle rend moins sensible. Le désir de se plaire est aussi plus vif (du côté des hommes) parce qu’ils sentent toujours le désir d’accroître l’opinion, l’estime qu’ils inspirent. Et puis ce n’est point un homme qu’un amant, c’est un dieu. Cette autorité douce et puissante qu’il exerce sur l’âme, cette soumission profonde et sans borne qu’on lui voue sont encore des sources d’une foule de plaisirs aussi vifs que flatteurs. Je m’explique