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mal sans doute : c’est la première fois que je tâche de me rendre compte de ce regret romanesque. J’espère que vous ne me plaindrez point : je suis heureuse, très heureuse, quoique M. Suard soit actuellement un homme pour moi. C’est l’homme le plus aimable, le mari et l’amant le plus délicat. Vous voyez cependant que d’après cette manière de sentir je ne puis croire très malheureux un homme qui aimerait beaucoup. Il a dans son sentiment tous les moyens de bonheur ; le plus malheureux des hommes est celui qui ne peut rien aimer, celui chez qui les sources de la sensibilité sont taries.


Cela continue longtemps et cela recommence souvent ainsi. J’avouerai, si l’on y tient, qu’il y a un peu de pathos dans cette prose que n’illumine plus pour nous le regard langoureux d’une jeune femme de vingt-huit ans. On tirerait de ces lettres toute une « théorie du sentiment, » d’où il ressort que le tout de la vie est dans la faculté d’émotion, dans l’imagination, dans l’exaltation de la sensibilité. Nous sommes en plein XVIIIe siècle — et en plein romantisme.

Après ce qu’on vient de lire, a-t-on besoin d’être averti que Condorcet est amoureux ? « Dans sa jeunesse, il avait aimé jusqu’à vouloir s’ôter la vie, » rapporte son premier biographe, Diannyère. Depuis deux ans, à peu près, il était entré en relations avec la famille de Meulan, qui était de la société Lespinasse. Charles-Jacques-Louis de Meulan, receveur général des finances de la généralité de Paris, avait épousé, le 26 août 1762, Marguerite-Jeanne de Saint-Chamans, fille du marquis de Saint-Chamans. Mme de Meulan, la jeune, — qu’on désigne ainsi pour la distinguer de sa belle-mère, — est une jeune femme riche, élégante, presque une grande dame, très lancée dans la vie mondaine la plus brillante, et, comme on disait alors, dans la dissipation[1]. Avec la maladresse qui le caractérise, c’est elle que le philosophe a choisie pour s’en amouracher. Ses assiduités ont été remarquées. Mme de Meulan la mère s’est aperçue qu’elles n’étaient pas pour elle ; Mme de Meulan la jeune traite son nouveau soupirant avec cette bonne grâce à l’usage de tous, où les amoureux s’empressent de voir le signe d’une préférence qui leur est personnelle. Très troublé, inquiet, en proie à toutes les contradictions de la passion, sentant vaguement qu’il ne pourra jamais toucher ce cœur, mais comptant sur l’impossible, l’infortuné Condorcet, — qui devait passer le mois de septembre dans une terre des Meulan, à Ablois, près d’Epernay, et se promettait

  1. Elle eut sept enfans, dont Pauline de Meulan (Mme Guizot).