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d’y profiter des loisirs et de la liberté de la campagne pour pousser sa pointe, — attendait de ce séjour tout le bonheur de sa vie.

Ce fut un désastre.

Le philosophe amoureux avait déployé toutes ses grâces, et même il avait appelé Sénèque à son aide : « Je me suis amusé ici à traduire du Sénèque, tant bien que mal, pour Mme de Meulan, la jeune. » Mais Sénèque, même traduit par Condorcet, n’avait pas beaucoup « amusé » Mme de Meulan, la jeune. « C’est là un divertissement un peu triste pour notre âge[1]. » Finalement, il avait brûlé ses vaisseaux. Quels furent les termes de sa déclaration, jusqu’où il étendit ses prières, à quoi il borna ses prétentions, nous n’ignorons rien de tout cela, grâce au rapport qu’il en fit à Turgot. On ne s’attendait guère à rencontrer l’intendant du Limousin en cette affaire. Mais dans cette société de philosophes ils ont un prurit de faire tout haut leurs confidences et de raconter à tout venant leurs secrets de Polichinelle : c’est une indiscrétion bruyante, une familiarité de vie en commun. Et puis Turgot est si bon, — lui aussi ! Donc, et tout bien pesé, voici l’arrangement auquel s’était arrêté Condorcet, et qui lui paraissait tout concilier. Il serait autorisé à aimer, et à aimer d’amour, puisqu’il était amoureux, mais d’un amour platonique. Mme de Meulan ne serait tenue qu’à l’amitié. Nonobstant, elle s’engagerait à n’éprouver d’amour pour aucun autre homme. Excellente formule, si les problèmes du sentiment se résolvaient par l’algèbre ! Ah ! il l’a bien ignoré, celui-là, le cœur de la femme !

Cette lettre adressée à Mme Suard par Condorcet, à la veille de quitter Ablois, nous renseigne sur l’accueil qui attendait ces belles propositions.


DE CONDORCET

Votre lettre, madame, m’a été chercher à R[ibemont] et je ne l’ai reçue qu’hier. Le bonheur dont je jouis vous console, dites-vous, de notre séparation, mais il ne faut pas plus tromper ses amis sur son bonheur que sur sa santé, et je dois vous dire que je suis loin d’être heureux. Je n’ai point à me plaindre de Mme de Meulan, elle me donne tout ce qui dépend d’elle, mais l’amitié est un sentiment qu’on ne commande point, que les égards les plus touchans ne peuvent imiter longtemps, et je me vois à la fin forcé de m’avouer que ce sentiment, dont je m’étais flatté, n’existe point pour

  1. Condorcet à Turgot. — Ablois, 26 septembre. Ed. Ch. Henry.