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moi dans son âme. Il m’aurait rendu aussi heureux qu’il m’est possible de l’être. J’aurais cru que je pouvais l’espérer, qu’un entier dévouement, une manière d’aimer aussi désintéressée et aussi vraie pouvaient suppléer à ce qui me manque de qualités aimables. Je me suis trompé. J’ai jugé d’une femme jeune et vivant dans le monde, par ce que j’avais éprouvé de la part de quelques philosophes et de deux femmes encore plus dignes de ce titre : il fallait pour donner dans cette erreur la bêtise réunie d’un géomètre et d’un solitaire.

Vous allez me dire encore que c’est à présent que je me trompe. Vous m’aimez assez pour croire qu’il est impossible de ne pas sentir pour moi quelque amitié, lorsque je la demande comme une grâce, à quelqu’un que je préfère à tout. Mais défiez-vous de cette illusion de votre amitié. Tous les yeux ne sont pas pour moi aussi indulgens que les vôtres. Votre âme n’a besoin que d’aimer et de consoler vos amis, il vous suffit qu’ils soient sensibles et honnêtes, votre amour-propre est flatté de leur amitié, et non de l’opinion qu’ont d’eux les gens du monde ; l’homme qui vous intéresse est celui qui vous amuse le plus.

Placée dans d’autres circonstances, Mme de Meulan eût pu vous ressembler ; elle m’a cru digne de son amitié, elle s’est efforcée de m’aimer, mais elle m’a toujours préféré des gens qui l’aiment comme on aime dans le monde, qui n’ont d’autre but dans l’amitié que de trouver des moyens d’arriver un peu plus agréablement à la fin de chaque journée, et qui croient que lorsqu’on n’a pas eu un moment de vuide, l’âme doit être remplie. Je partirai d’ici mardi aussi malheureux de quitter Mme de Meulan que de n’être point son ami.


De ces deux femmes dignes d’être appelées philosophes, M me Suard prévient le lecteur dans une note que l’une était « Mlle de Lespinasse amie de M. Dalembert. » Il va sans dire qu’elle était l’autre. Évidemment la frivole Meulan a peine à supporter la comparaison avec de tels modèles. Et Mme Suard ne se cache pas de tenir en petite estime une femme qui n’est pas sensible. Cette atteinte à l’idole contriste la dévotion de Condorcet, qui y répond par cette seconde lettre, plus lamentable encore que la précédente.


CONDORCET À MADAME SUARD

Ce serait un malheur de plus pour moi si mes peines nuisaient à l’estime que vous aviez pour Mme de Meulan. Je suis malheureux par elle, il est vrai, mais ce n’est point sa faute. Occupée sans cesse du bonheur des autres, même aux dépens du sien, faisant gaiement toute la journée des choses qui la contrarient, elle n’est pas soutenue par ces sentimens profonds qui savent adoucir tout ce qu’on fait pour ceux qui en sont l’objet. Elle n’est pas heureuse et ne m’a jamais affligé volontairement. Je m’étais flatté d’une amitié tendre, j’y avais attaché le bonheur de ma vie : je n’ai