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reçu que ce qu’elle a cru devoir à l’estime et à la pitié. Ses marques d’amitié me semblent quelquefois des espèces de devoirs qu’elle me rend. Il y a dans cette conduite une générosité qui me désole. Je ne fais qu’ajouter à sa vie des peines et des contradictions et j’aurais voulu faire son bonheur !

Ma santé est moins mauvaise ; j’ai éprouvé à Ablois des étouffemens et des convulsions : ce sont des effets qu’une douleur continue fait éprouver au diaphragme. Ces maux n’ont aucun danger ; ils ne sont pas douloureux, et même (vous m’entendez sûrement) je ne les éprouve pas sans plaisir. Si j’avais un sentiment médiocre, je serais coupable d’avoir affligé du spectacle de ma passion celle qui en est l’objet ; en voyant que cette passion a influé sur ma santé, j’ai une preuve physique de sa force. Je pense sans remords à la peine que j’ai vu que mon départ a causée, peine qu’on a voulu me cacher, mais dont j’ai surpris des marques. Je suis sûr d’aimer assez pour ne pas craindre de trop intéresser. J’attends avec impatience une lettre qui peut ou m’affliger ou me consoler beaucoup. La seule chose qui m’ait fait quelque peine dans la vôtre, c’est le conseil de ne plus tant aimer. J’avais appris que le cœur de Mme de Meulan était engagé à un autre et il avait beaucoup de raisons de le soupçonner, mais il se gardait bien de me confier ce qui m’aurait donné trop d’avantages pour le combattre. (Note de Mme Suard.) J’ai vu avec douleur que vous qui mettez tant de prix à la douceur d’aimer, me conseillez cette triste ressource que vous aviez regardée dans une passion malheureuse comme la chose la plus cruelle. Qu’importe d’où nous viennent les obstacles ? Il n’y en a point qui puisse me faire désirer de perdre le sentiment que j’éprouve. La crainte de troubler le bonheur ou le repos de Mme de Meulan pourrait me faire sacrifier le plaisir de la voir, mais je ne vois pas de raison de renoncer à celui de l’aimer.


Il est impossible de réaliser plus complètement le type de l’amoureux transi et l’idéal du « parfait amant. » C’est Jocrisse à Cythère.

Quant à la lettre attendue, elle arriva sans retard et telle que Condorcet lui-même pouvait la prévoir. Elle lui apportait les instructions formelles, les ordres de sa reine. Il n’était pas autorisé à aimer Mme de Meulan qui, de son côté, ne s’engageait pas à n’aimer personne. On l’invitait à se guérir, et, comme remède, on lui prescrivait l’absence. Puisqu’il était à Ribemont, qu’il y restât, trois mois environ, à faire de la géométrie où il s’entendait beaucoup mieux qu’en amour !

Sitôt qu’on apprit, dans l’entourage de Condorcet, comment il s’était comporté à Ablois, ce fut une clameur universelle, une indignation générale, un tolle. Il avait été pitoyable et toute la coterie avait part à l’humiliation. Il discréditait la philosophie. Mlle de Lespinasse fut chargée de lui adresser une verte semonce : elle s’acquitta de la commission avec toute la franchise et toute