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prenne un « parti vigoureux ! » Plus de lettres ! Surtout défense absolue d’aller à Ablois. Mme Suard cette fois s’associe à ces objurgations, et Condorcet se laisse convaincre. Quand l’invitation arrive, il la décline : « Je sens que mon penchant me porterait à rechercher les mêmes malheurs. » Il se connaît : les sottises recommenceraient. Des semaines se passent. Est-il tout à fait guéri ? Un portrait de Mme de Meulan qu’il a vu à Givet entre les mains de son frère, le marquis de Saint-Chamans, lui fait sentir tout ce qu’il aurait à craindre s’il revoyait la sœur. Il y aura encore des momens difficiles. Puis le dépit fera place aux regrets. « Je viens de dîner avec M. de la M... C’est vraiment un fort joli garçon. » Mme Suard met en note : « M. de la M... amant de Mme de Meulan. » Et la lettre suivante de Condorcet contient ce passage qui est une allusion : « Dites à l’abbé Arnaud que je voudrais de tout mon cœur qu’il tournât la tête à toutes les jeunes filles, afin de les dégoûter à jamais de prendre des amans bêtes, comme toutes les jolies femmes y sont merveilleusement enclines. » Enfin tout rentre dans l’ordre. Condorcet n’a plus rien à craindre de la « rue des Capucines, » où Mlle de Lespinasse elle-même lui donne rendez-vous chez Mme de Meulan la jeune.

En somme, il s’en tirait à meilleur compte que d’Alembert.


III

Plutôt qu’à Mme de Meulan, qui était si peu son fait, que ne s’adressait-il à Mme Suard ? Regret ou souhait, c’est Mlle de Lespinasse qui le lui suggère : « Vous ne sauriez assez aimer cette jeune femme : elle vous aime tendrement et elle est vraiment capable de sensibilité ; votre affection pour elle pourra contribuer à son bonheur ; et voilà, si l’on choisissait en fait de sensibilité, ce qu’il faudrait prendre[1]. » Cette réflexion avait frappé Condorcet. A plusieurs reprises, il s’excuse auprès de son égérie sentimentale de ne pas l’aimer assez et surtout d’en aimer davantage une autre. Comment une amitié si délicieuse ne suffit-elle pas à remplir toute son âme ? Mme Suard connaît mieux la vie ; elle se rend très bien compte qu’à un homme de cet âge il faut une maîtresse, fût-ce en peinture ; au surplus,

  1. Lettre de Mlle de Lespinasse à Condorcet, 1er novembre 1771. Ed. Ch. Henry.