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elle se contente de la place qu’elle occupe tout de suite après : « Ne suis-je pas votre second objet ? »

Toutefois la question se pose et on ne peut l’éluder. Entre une femme jeune et jolie et un homme qui n’est pas joli, mais qui est jeune, l’amitié peut-elle exister sans qu’il y entre un peu d’amour ? On se l’est souvent demandé et je ne le crois pas. Ce qui fait le charme dangereux de ce genre d’intimité, c’est précisément une nuance de sentiment qui a son origine dans la différence de sexe. Tant parler d’amour à une femme, même de l’amour qu’une autre vous a inspiré, c’est encore une manière de faire l’amour ; voilà pour Condorcet. Quant à Mme Suard, nous verrons, dans la suite de leurs relations, qu’elle se montrera très femme. Il reste que ces relations furent irréprochables. Il est certain, autant qu’on peut être certain de ces choses-là, que Condorcet n’a jamais songé à faire de Mme Suard plus qu’une tendre amie.

Il n’en fut pas tout à fait de même pour un autre personnage de la même société. La Harpe avoisinait lui aussi la trentaine. Il était malheureux. Généralement détesté, en sa qualité de critique, il avait le tort de souffrir de la rancune de ses confrères et d’ailleurs faisait tout ce qu’il fallait pour la mériter par ses allures dédaigneuses et par l’extraordinaire infatuation où il était de lui-même. Fort malmené par les hommes, il cherchait des compensations du côté des femmes, à qui il ne déplaisait pas, quoiqu’un peu contrefait ; mais la figure était belle. Mme Suard le chapitrait, tantôt le consolant et tantôt le conseillant. L’entreprise n’était pas sans péril, et il le lui fit bien voir. « M. de La Harpe est ici : nous passons tous les jours quelques heures ensemble. Vous savez que je trouve toujours qu’il m’aime trop ou pas assez, qu’il est toujours plus près d’être amant qu’ami. J’ai cédé à mon amitié pour lui parce que j’ai cru que non seulement elle lui était chère, mais qu’elle pouvait encore lui être utile. Il se montre docile à mes conseils, et je puis me flatter d’avoir souvent adouci ses chagrins comme son caractère, de lui avoir épargné des torts. Il y a quelque temps que j’étais fort contente de lui. Mais depuis quelques jours il m’a, je vous assure, ôté toutes les craintes de n’être pas aimée assez, pour me livrer absolument à celle de l’être trop. Il m’a tant aimée, que je l’ai prié instamment de m’aimer moins ou d’une autre manière. Il y a, je le vois, toujours du