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danger dans l’amitié des personnes de notre âge. Cela est affreux. » Voilà au moins ce qu’on n’a pas à craindre avec Condorcet, et nous le disons à son honneur.

Suard, Condorcet, La Harpe, ce sont les trois grandes affections de Mme Suard. Je les cite dans l’ordre. « Vous êtes les trois objets sur lesquels mon cœur recueille toutes ses jouissances et répand cette profusion de qualités aimantes que la nature m’a accordée. » Trop est trop : le bon ami ne pouvait suffire à cette « profusion de qualités aimantes, » et il y en avait de reste. C’est à quoi la nature avait pourvu en suscitant le vertueux Condorcet et cet entreprenant nabot de La Harpe. D’ailleurs, Suard laisse chaque jour pendant plusieurs heures sa femme seule au logis. C’était la règle, à cette époque, que les littérateurs, quand ils allaient dans la bonne société, n’emmenaient pas leurs femmes : celles-ci n’étaient admises que dans les milieux littéraires. On ne peut pas tout le temps lire, rêver ou pleurer. C’est alors qu’arrivent les amis. Quelquefois Mme Suard les reçoit à sa toilette, comme c’était l’usage au XVIIIe siècle ; mais, le lendemain, ils réclament. Il leur faut le tête-à-tête et les longs a parte. Elle aussi les préfère. Comment n’éclaterait-il pas parfois de ces incidens « affreux ? » Il n’en est que cela et cela ne tire pas à conséquence. On connaît le bout de dialogue qui met en scène le mari et la femme : « Mme Suard : Mon ami, j’ai quelque chose à vous confier. — M. Suard : Et c’est ?... — Mme Suard : C’est, mon ami, que je ne vous aime plus. — M. Suard : Cela reviendra. — Mme Suard : Mais c’est que j’en aime un autre. — M. Suard : Cela passera. » L’historiette est inventée, cela va sans dire ; mais elle est jolie et significative. M. Suard, qui était le contraire d’un sot, connaissait sa femme et savait les exigences, d’ailleurs sans risque, de cette imagination toujours en mouvement. Pour une femme dont « la vie n’est qu’affection et les sentimens en sont les seuls événemens, » ce n’est pas trop d’avoir à récompenser l’un, réconforter l’autre, morigéner le troisième, encourager celui-ci, décourager celui-là et tenir chacun à la juste place. Heureuse par le bon ami, attendrie par Condorcet, inquiétée par La Harpe, Mme Suard peut arriver au bout de sa journée : sa sensibilité a été occupée.