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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/329

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IV

Au moment même où ces événemens se produisaient dans les régions du rêve et de la chimère, un malheur véritable, tangible et précis, faillit bouleverser réellement l’existence des Suard. Leur situation de fortune était pour l’instant assez satisfaisante. Il n’en avait pas été toujours ainsi. Dans les premiers temps du mariage, Suard, rédacteur à la Gazette de France, n’avait que 2 500 francs de revenu. C’était bien assez pour des gens de lettres, disaient les commis du ministère ; tout de même, c’étaient de petits moyens. « Il y avait une pièce de M. Saurin adressée au petit ménage et le petit ménage devint une manière de nous désigner[1]. » Les amis envoyaient des cadeaux utiles ; M. Le Roi, capitaine des chasses à Versailles, le prince de Beauvau, le chevalier de Chastellux, du gibier ; on ne recevait pas, et on joignait à peu près les deux bouts. Par la protection de la comtesse de Tessé, qui intéressa à l’affaire la duchesse de Grammont, sœur de Choiseul, Suard obtint, de moitié avec l’abbé Arnaud, la direction de la Gazette qui relevait du ministère des Affaires étrangères. Cela prenait deux heures de travail et rapportait dix mille francs. C’était l’aisance. Les Suard eurent leur petit souper, un jour de la semaine, et une charmante soirée. L’inconvénient de ces situations officielles, c’est leur aléa : ce que vous a donné la faveur d’un ministre, le mauvais vouloir d’un autre peut vous l’enlever. D’Aiguillon remplaça Choiseul, et son premier soin fut de retirer à Suard la direction de la Gazette.

Ce qui rendait la catastrophe particulièrement grave, c’était la paresse de Suard. Cette paresse était proverbiale et ne faisait pas mentir le proverbe. Sa femme s’en désolait, mais qu’y faire ? Il était de ces écrivains que la vue d’une plume et d’un encrier rend malades. « Mais je ne pense pas à son merveilleux talent de prendre des mouches et de faire claquer des feuilles dans la main. » Il serait mort de faim plutôt que de travailler, ou il aurait laissé sa femme travailler pour lui. Belle occasion pour Mme Suard de déployer cette sensibilité qui s’adapte, comme on sait, à toutes les situations, et trouve son emploi dans toutes

  1. Mémoires de Mme Suard.