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Beveren et de Veere, prit alors Mabuse à son service, et le peintre s’installa avec son nouveau protecteur à Middelbourg. Nos vieux chroniqueurs assurent qu’il y courait les tavernes, jouait, buvait, se livrait aux « extravagances d’un homme enyvré. » Le peintre aurait perdu au jeu une magnifique robe en damas blanc, brochée de fleurs d’or, qu’Adolphe de Bourgogne lui avait fait faire à l’occasion d’une visite de Charles-Quint. En une nuit, Mabuse se serait fabriqué une robe de papier, avec des fleurs peintes à miracle, et l’empereur, en voyant défiler Gossart parmi les dignitaires, aurait dit au seigneur Adolphe : « Je savais nos fabriques de Flandre très riches, mais j’ignorais qu’elles pussent produire de telles merveilles ! » L’admiration pour la technique du peintre perce dans ces légendes calomnieuses. Gossart avait travaillé pour Charles-Quint à Bruxelles en 1516 ; en 1523, Marguerite d’Autriche l’employait à Malines ; il n’est pas impossible qu’il ait « pourtraité » Christian de Danemark à Copenhague même. Il mourut vraisemblablement à Middelbourg entre 1533 et 1535.

Deux œuvres importantes de Jean Gossart illustrent les deux phases principales de sa carrière : l’Adoration des mages (collection de lord Carliste au château de Naworth) laquelle est d’avant le départ pour l’Italie, et le Saint Luc peignant la Vierge (musée de Prague) qui suit le retour. Gossart aurait travaillé pendant de nombreuses années à l’Adoration des mages, qu’il peignit pour une abbaye de Grammont et qui passa successivement dans les collections des archiducs Albert et Isabelle, de Charles de Lorraine et du duc d’Orléans[1]. C’est une merveille technique digne des grands joailliers du pinceau de notre XVIe siècle ; c’est une œuvre qui vise à la grandeur et tombe dans quelque étrangeté. Elle groupe une trentaine de figurines autour des personnages principaux, grands d’un demi-mètre et fait surgir d’immenses ruines en guise de décor rustique. On y sent un italianisme latent ; l’ingénuité de nos primitifs s’évanouit ; l’auteur s’aventure dans des complications et des fantaisies romantiques. Durer, en gardant une vérité surhumaine

  1. Cf. pour l’histoire de ce chef-d’œuvre : A. J. Wauters, Bulletin des Musées royaux, novembre 1910. Bruxelles. — M. Maurice Brockwell assure, dans un des derniers numéros de l’Athenæum, que le tableau est à Londres chez un marchand et qu’il pourrait bien quitter l’Angleterre si on ne s’empresse de l’acheter pour la National Gallery.